L’évolution des modes de représentations
cartographiques utilisés par les Hommes depuis
l’Antiquité apporte un éclairage sur la
connaissance et la maîtrise du territoire qui est le
leur, ainsi que sur la technicité de leurs instruments
de mesures. Elle permet aussi de mesurer les enjeux successifs
portés sur les cartes et les difficultés ou
résistances qui leur sont liées.
1. Les grands enjeux de la représentation du
monde
a. S'approprier l'espace
Le but premier des cartes a été de
figurer l’espace et de se
l’approprier en le délimitant. Les
premières cartes sont à ce sujet
révélatrices car elles sont centrées
sur les lieux de vie, le monde connu. Avec l’essor
du commerce, des échanges et des récits,
puis des moyens de transports, ce monde connu
s’est étendu progressivement à la
Terre entière, au-delà des
océans. Avec les satellites et la performance de
nouveaux outils, cet espace s’est ensuite encore
étendu aux fonds sous-marins, aux hauts-reliefs
puis même à l’espace.
b. Se déplacer et se repérer
Une fois délimité le monde connu,
le
rôle des cartes s’est
étoffé avec la représentation non
plus seulement des éléments naturels mais
ensuite
des constructions et aménagements
humains. Cette fonction des cartes a vu le jour sous
l’empire romain avec la nécessité
d’organiser un empire s’étendant sur
tout le pourtour méditerranéen et
d’en harmoniser la gestion. Routes, villes
principales et frontières sont ainsi
délimitées.
Témoins d’une
réelle appropriation des territoires, les
cartes se voient désormais affublées
d’une
fonction profondément
utilitariste, que ce soit les cartes terrestres ou
marines, puis même aériennes par la suite.
Cette fonction prend tout son sens avec les Grandes
Découvertes et la nécessité, pour
les marins, de disposer de cartes fiables leur permettant
de se repérer en pleine mer.
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Doc.1. Carte de l'Océan Pacifique
représentant les côtes de la
Californie (Nouvelle Espagne) et du Mexique, 1567
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c. Expliquer le monde
Au Moyen âge,
l’exactitude scientifique des cartes fut
délaissée au profit du message biblique. La
carte obéissait alors à un nouvel enjeu,
celui d’expliquer un monde créé
par Dieu. Elle devenait un objet symbolique
reflétant la division tripartite du monde
occidental (trois continents pour les trois ordres de la
société) et un instrument de
prosélytisme. L’héritage
scientifique grec ne fut préservé que par
la civilisation arabe.
d. Répertorier les connaissances
Avec l’affaiblissement du poids de
l’Église, la découverte du Nouveau
Monde, le travail des savants, la redécouverte des
travaux des scientifiques grecs et la
nécessité de disposer de cartes plus
précises, les cartographes continuèrent
à donner aux cartes
une fonction
pédagogique mais cette fois-ci
dans un
souci encyclopédiste, qui connut son âge
d’or au
siècle des
Lumières.
Les
progrès de l’imprimerie et la
diffusion des connaissances
entraînèrent une multiplication des atlas
tandis que l’utilisation désormais
répandue d’instruments de mesure fiables
rendait les relevés de plus en plus précis
et complets. Commandés par de riches
mécènes, ces condensés de savoirs
prirent la forme de
cartes ou de
globes
richement décorés, trônant dans
les salons ou les bibliothèques. Ces cartes
restaient l’apanage des puissants ou des
représentants du pouvoir, tel
les globes de Coronelli, avant de
pénétrer dans les classes et de servir
d’
outil quotidien d’enseignement sous
la forme de cartes murales.
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Doc.2. Le globe céleste de
Coronelli
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e. Un outil de géopolitique, les cartes du
soldat
Avec leur précision grandissante, ces cartes
firent l’objet d’un nouvel enjeu : celui
d’outil géopolitique et
d’aménagement du territoire, à
des fins militaires dans un premier temps. Les
frontières des États sont désormais
arrêtées avec précisions, des cartes
et plans de villes ou de forteresses sont dressés
afin de les défendre. Colbert, ministre des finances de
Louis XIV, en fait son cheval de bataille.
À partir de la Révolution, la
création des départements donna lieu
à un nouveau découpage du territoire et
donc à de nouvelles cartes, de plus en plus fines
et à des échelles nouvelles. Les cartes
d’état-major de Napoléon en
témoignent en relevant la topographie et en
déterminant les sites stratégiques.
L’utilisation militaire de ces documents est
désormais courante et inaugure les
premières cartes thématiques.
f. Des cartes imaginaires
Dès le
Moyen
âge, des exemples connus de cartes
imaginaires ont également vu le jour.
L’enjeu qui leur est attaché diffère
quelque peu de ceux vus précédemment dans
le sens où ces cartes sont
volontairement
éloignées de la réalité
car elles cherchent à représenter un monde
imaginaire, tout en réutilisant les codes et
procédés de leurs époques
respectives.
Les
enjeux sont alors variés :
philosophique, comme la carte de
l’État idéal de Thomas More
nommé Utopia (voir ci-dessous) ;
symbolique, comme la carte de
Tendre, un pays imaginaire, retraçant au
17e
siècle les différentes
étapes de la vie amoureuse ;
littéraire ou
artistique, comme la Terre du Milieu
de Tolkien au
milieu du
20e siècle.
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Doc.3. Vue de l'île de Utopie
d'après le livre de Thomas More, De
optimo republicae statu deque nova insula
Utopia. Gravure de Johann Froben, 1518
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2. Des représentations multiples
a. Une tâche impossible ?
L’évolution des enjeux attachés aux
cartes s’est faite au gré de la levée
progressive des difficultés et résistances
lors de leur élaboration. La première
difficulté fut levée avec l’extension
du monde connu et la découverte de nouveaux
territoires. Mais il fallut ensuite déterminer
le mode de représentation d’une terre
sphérique sur une carte plane. Il est en effet
impossible de figurer avec exactitude une surface
sphérique, en trois dimensions, sur un plan qui
n’en comporte que deux.
Tout choix de représentation cartographique
est forcément arbitraire et donc
imparfait.
b. Une production imparfaite
Diverses constructions géométriques,
qu’on appelle « projections »,
ont alors été proposées pour
contourner la difficulté. Les projections dites
conformes conservent les
angles et la forme des continents, tandis que les
projections dites équivalentes
préservent les superficies.
L’autre difficulté inhérente aux
projections est le choix qui est fait du point autour
duquel se construit la projection. Si l’Europe a
souvent prévalu comme « centre du
monde », notamment dans la projection de
Mercator, ce mode de
représentation n’en reste pas moins
subjectif. La projection de Fuller, par un assemblage de 20
triangles, fait des terres émergées un
continent unique flottant dans un seul océan. La
projection de Peters,
quant à elle, tente de prendre en compte la taille
réelle des continents et fait davantage ressortir
les pays du Sud. Les visions diffèrent donc
selon les points de vue.
c. Normes et codes : le rôle du
géographe
Une autre résistance propre à la
représentation cartographique réside dans
le choix des figurés et des symboles
utilisés. Répertoriés dans une
légende, ils servent à comprendre les choix
et les intentions du géographe qui en est à
l’origine. Il peut s’agir de
figurés, discutables par le fait
qu’ils ne sont souvent pas à la même
échelle que la carte (routes, villes…), ou
de découpages géopolitiques ou
culturels (Europe physique, délimitation entre
l’Europe et l’Asie…). Les choix du
cartographe sont donc essentiels et notre vision du monde
en découle.
d. Plusieurs lectures de l'espace-monde
C’est précisément sur ce point que
les résistances sont les plus fortes : la
valeur des interprétations liées à
l’étude des cartes. Il est ainsi
aisé d’orienter l’analyse, de
manipuler l’information ou de faire passer un
message. Le choix de l’échelle, de la
toponymie ou encore des couleurs peuvent influencer
fortement et proposer une lecture plus géopolitique, économique, idéologique ou systémique du monde. Par
exemple, d’un monde coupé en deux pendant la
Guerre froide, nous sommes aujourd’hui
passés à un monde multipolaire dans lequel
chaque pôle tente de s’affirmer.
e. Un monde déterritorialisé
Le phénomène de mondialisation,
l’utilisation d’instruments
sophistiqués et d’outils d’analyses
perfectionnés ainsi que le traitement par
informatique ont rendu le travail cartographique encore
plus complexe en dématérialisant
même les territoires au profit de
l’espace-temps, de
notions
économiques, de flux en tout genre.
Des cartes par anamorphose déforment ainsi
volontairement les contours géographiques pour
mettre en relief des valeurs choisies : temps de trajet
entre deux points, écarts de richesses,
PIB… Outils d’analyse dans un monde
où la communication se fait en temps réel,
les cartes sont devenues des outils d’analyses
thématiques scientifiques, forcément
discutables.