1. Analyse de l’énoncé et
formulation du problème
a. Analyse de l'énoncé
La question nous demande plutôt de « parler de
science » c’est-à-dire de science ou
mieux de scientificité et non du
savoir ou de la connaissance en général.
Autrement dit, la démonstration est
présupposée comme critère
afin de juger la scientificité de disciplines aussi
différentes que les sciences formelles
(mathématique, logique), les sciences de la nature
(physique, biologie, chimie etc.) et les sciences humaines
(histoire, sociologie, psychologie, psychanalyse, etc.) :
sont-elles des sciences homogènes ? Comportent-elles
toutes le même type de scientificité ?
Adoptent-elles toutes les mêmes méthodes ?
b. Formulation du problème
Si science veut dire démonstration, alors la
démonstration doit être le critère de
démarcation entre ce qui peut être dit
scientifique ou non. Mais le mot critère
peut avoir deux significations souvent confondues :
- soit critère signifie condition
nécessaire et suffisante : la
démonstration est-elle ce qui fait qu’une science
est une science ?
- soit critère signifie simplement indice
ou symptôme : la démonstration
est-elle ce qui permet de reconnaître ou d’identifier
une science ?
Le premier problème est d’ordre
métaphysique (lié au fondement)
puisqu’il vise l’essence de la science et le second
est épistémique (lié
à notre connaissance) puisqu’il vise à
justifier s’il y a science ou non.
2. La démonstration est-elle ce qui fait qu’une
science est une science ?
a. La science est démonstrative ou elle n’est pas
science
On peut distinguer un sens large et un sens étroit de la
démonstration.
La démonstration au sens large est un raisonnement
qui enchaîne rigoureusement des propositions visant
à prouver un résultat ou une conclusion.
Sa forme logique est fournie par Aristote à partir
du syllogisme, raisonnement
qui, de deux prémisses (propositions),
permet de déduire nécessairement une
conclusion : Tout homme est mortel, or
Socrate est un homme, donc Socrate est mortel.
La démonstration (apodeixis) au sens
étroit est le syllogisme dit
« scientifique » dont les prémisses
doivent être vraies absolument, mieux
connues que la conclusion. Autrement dit, il ne peut pas
y avoir de science là où il n’y a pas
syllogisme scientifique donc de démonstration.
Démonstratif au sens fort voulant dire discours
fondé sur des principes apodictiques
c’est-à-dire vrais,
universels et
nécessaires.
b. La science est méthodique ou elle n’est pas
science
Contre une telle manière de fonder la science sur le
syllogisme démonstratif, on peut contester le
modèle syllogistique, simple instrument
(organon) servant à exposer une
vérité déjà connue
et non à l’inventer, en lui
préférant le modèle
mathématique. La démonstration
mathématique devient le modèle dominant de la
science.
Il s’agit alors d’élargir sa méthode
pour bien l’appliquer à toute la connaissance.
Descartes fonde ainsi
la science sur une méthode universelle
(Mathesis Universalis) qui consiste à
bien conduire sa raison, « chose du
monde la mieux partagée », quelque soit
l’objet à connaître. Toute chose est ainsi
démontrable pour qui procède par méthode
jusqu’à la démonstration de
l’existence de Dieu comme fondant la
vérité.
On peut retenir que, si une science n’est une science
qu’en raison de sa méthode, celle-ci n’est
donc plus limitée par ses objets et les
mathématiques sont ainsi présupposées
comme la sève alimentant tous les niveaux de la
connaissance. Il n’y a science que là
où l’on conduit ses pensées
conformément à l’ordre des
raisons donc démonstrativement depuis les
objets les plus simples (méta-physiques : Dieu,
l’âme) jusqu’aux plus complexes
(physiques : le monde extérieur, l’union de
l’âme et du corps et les passions).
Toutefois le problème de la scientificité
d’une science peut se poser à nouveaux frais en
faisant l’économie de toute fondation
métaphysique de la démonstration. La question de
savoir si la démonstration est un critère de
scientificité signifie désormais de
manière critique : la démonstration
permet-elle de discerner une science d’une
non-science ?
3. La démonstration est-elle le seul critère
de scientificité ?
a. La démonstration n’est pas le seul critère
Il s’agit de partir des sciences constituées et
d'évaluer si la démonstration est bien le bon
critère de démarcation pour discerner là
où il y a science ou scientificité. On peut
distinguer deux méthodes de démonstration donc deux
types de relation à notre connaissance : la
déduction et
l’induction.
A chaque fois il s’agit de prouver, mais selon le type de
science convoquée, la nature de la preuve change : en
mathématique ou en logique, la démonstration est
formelle puisqu’elle repose sur des
objets construits par la raison ne dépendant pas
de l’expérience (déduction) tandis
que toutes les autres sciences se confrontent au réel et
nécessitent la remontée depuis les faits
jusqu’à leurs causes (induction). La
méthode expérimentale associe la logique et
l’expérience pour conduire au vrai,
c’est-à-dire au réel.
En dehors des sciences formelles comme les mathématiques
et la logique, on peut donc affirmer que la
démonstration n’est plus le seul critère pour
reconnaître la science. Toute science empirique
ayant une relation aux faits de
l’expérience, donc au réel,
doit nécessairement faire appel à la méthode
inductive puisqu’elle part toujours d’un
donné irréductible et particulier.
b. A la recherche d’un autre critère de
scientificité
Si seules les sciences formelles sont démonstratives au
sens fort, comment établir la scientificité de
disciplines comme la psychanalyse ou l’histoire qui
prétendent au statut de science au même titre que la
physique ou la biologie ?
Popper propose un
critère de démarcation entre science et non-science
à partir de la déduction comme
méthode de contrôle. La démonstration
s’infléchit : elle n’est plus
positivement ce qui permet de prouver la vérité
d’une théorie. Le critère de
scientificité devient la falsifiabilité
d’une théorie, c’est-à-dire sa
capacité d’être réfutée
par des expériences déductibles en principe de la
théorie en question.
« Scientifique » voulant dire
négativement « réfutable »,
la théorie de Popper permet de tracer une ligne de
démarcation entre science et pseudo-science. Par exemple
le freudisme ou le marxisme ne sont pas scientifiques car rien ne
peut les tester c’est-à-dire les réfuter.
Sans les discréditer, elles relèvent d’une
autre procédure de connaissance.
c. La démonstration et l’interprétation
La scientificité d’une science n’est donc plus
du côté de la démonstration au sens de
recherche de preuves mais c’est à la science
convoquée de prouver par elle-même qu’elle
peut être réfutable face à des tests ayant
pour but de l’infirmer.
Mais il ne s’agit pas pour autant de nier la
capacité de certaines disciplines de faire sens. La
démonstration est un modèle explicatif du
réel certes toujours convocable pour les sciences de la
nature, mais l’interprétation est
le modèle compréhensif du réel
humain.
Dilthey développe
l’idée profonde qu’il existe un abîme
entre les sciences de la Nature et les sciences de l’Esprit
à partir de la distinction entre expliquer et
comprendre. Si ces deux activités sont
hétérogènes, elles ont toutes deux un souci
« démonstratif » au sens large, mais
la première est extérieure à son objet alors
que l’autre appartient elle-même à ce
qu’elle cherche à connaître.
L’explication (déplier) est démonstrative
parce qu’elle implique une relation externe entre une cause
et son effet, alors que l’interprétation
(lire-entre) est une forme de compréhension qui
relève plutôt de la notion de sens
que de la vérité. Par exemple les
interprétations de la psychanalyse ou de l’histoire
ne doivent pas être confondues avec des hypothèses
scientifiques et ceci n’a rien de péjoratif
: l’interprétation n’est pas
démonstrative au sens fort puisque son
sens, c’est nous qui lui donnons.
Pour aller plus
loin
Aristote, Seconds Analytiques
I,1-2
Descartes, Règles pour la direction
de l’esprit, 1-6
C. Bernard, Introduction à
l’étude de la médecine
expérimentale, p.65 et suivantes
K. Popper, La Logique de la
découverte scientifique, p.37 et suivantes
W. Dilthey, Le Monde de
l’Esprit, p.149 et suivantes