L'Odyssée : Lecture méthodique 2, les sirènes (chant XII)
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Objectifs
Chercher une problématique, proposer une lecture
méthodique, des axes de lecture qui éclairent
l’épreuve de la tentation.
Les citations font référence
à l’édition « La
Découverte », traduction, notes et postface de
Philippe Jaccottet.
Page 202-203, vers 154-200 « Amis, je ne veux pas qu’un ou deux de nous (…) et défirent mes liens.»
Après avoir passé une année auprès de Circé, Ulysse décide de reprendre la mer, mais la magicienne le met en garde contre les dangers à venir, notamment les Sirènes, dont le chant charme les marins au point de leur apporter l’oubli et les entraîner dans les tréfonds maritimes. Ulysse suit les conseils de Circé en bouchant les oreilles de ses navigateurs mais choisit d’entendre le chant magique, pieds et mains liés au mât.
- Problématique : « De l’épreuve à la réalisation de soi. »
Page 202-203, vers 154-200 « Amis, je ne veux pas qu’un ou deux de nous (…) et défirent mes liens.»
Après avoir passé une année auprès de Circé, Ulysse décide de reprendre la mer, mais la magicienne le met en garde contre les dangers à venir, notamment les Sirènes, dont le chant charme les marins au point de leur apporter l’oubli et les entraîner dans les tréfonds maritimes. Ulysse suit les conseils de Circé en bouchant les oreilles de ses navigateurs mais choisit d’entendre le chant magique, pieds et mains liés au mât.
- Problématique : « De l’épreuve à la réalisation de soi. »
1. Sagesse et prudence du chef
a. Le sens de l'unité et du partage
• Fédérer
l’équipage : l’apostrophe
« amis » place
l’allocution d’Ulysse sous le sceau de
l’amitié et d’un sentiment
fraternel. La formule d’appel garantit ainsi
sincérité et dans une certaine mesure, la
gravité d’une annonce solennelle. De plus,
le pronom « nous », en
position de sujet (de la connaissance) ou objet (des
verbes « perdre » et
« éviter le mort »)
englobe l’équipage et le chef dans une
même personne grammaticale : une entité
soumise au même devenir. Le pronom
« tous » insiste encore
davantage sur cette notion
d’unité.
• Refuser l’élection : si Circé s’est adressé à Ulysse pour le conseiller, celui-ci refuse l’élection, d’où la tournure restrictive « un ou deux de nous » accentuée par l’adverbe « seulement », mise sous la dépendance d’un verbe de refus ou volonté négative « Je ne veux pas ».
Ainsi, l’appel d’Ulysse est clair ; il fédère son groupe autour d’un choix précis : celui du partage.
• Partager un conseil prophétique : les propos d’Ulysse sont très structurés. Il introduit son discours placé sous la décision d’une volonté de communiquer avec un futur programmatique (= qui annonce un projet) préparant son auditoire à l’écoute urgente : « je vous parlerai donc ». Le but de cette communication suit immédiatement : le complément circonstanciel de but est alors le partage de connaissance, un savoir commun « que nous sachions tous ». L’objet de ce savoir en découle dans deux propositions symétriques « ce qui peut nous perdre… ce qui peut nous évite la mort fatale ». La gradation entre les deux éléments est évidente et prépare l’équipage à la perception d’un danger imminent : la mort assortie de l’adjectif redondant « fatale ».
• Refuser l’élection : si Circé s’est adressé à Ulysse pour le conseiller, celui-ci refuse l’élection, d’où la tournure restrictive « un ou deux de nous » accentuée par l’adverbe « seulement », mise sous la dépendance d’un verbe de refus ou volonté négative « Je ne veux pas ».
Ainsi, l’appel d’Ulysse est clair ; il fédère son groupe autour d’un choix précis : celui du partage.
• Partager un conseil prophétique : les propos d’Ulysse sont très structurés. Il introduit son discours placé sous la décision d’une volonté de communiquer avec un futur programmatique (= qui annonce un projet) préparant son auditoire à l’écoute urgente : « je vous parlerai donc ». Le but de cette communication suit immédiatement : le complément circonstanciel de but est alors le partage de connaissance, un savoir commun « que nous sachions tous ». L’objet de ce savoir en découle dans deux propositions symétriques « ce qui peut nous perdre… ce qui peut nous évite la mort fatale ». La gradation entre les deux éléments est évidente et prépare l’équipage à la perception d’un danger imminent : la mort assortie de l’adjectif redondant « fatale ».
b. Préparation des troupes : anticipation
parfaite
• Invitation à la
méfiance : Ulysse place les
conseils sous la responsabilité de Circé,
conseils qui semblent disproportionnés au vu de
l’innocence apparente des Sirènes
d’où un lexique léger, printanier,
innocent « l’herbe en fleur et les
chansons ».
• Organisation de la défense : le chef multiplie les impératifs dont le sens violent et intransigeant s’oppose à la jeunesse fraîche des images du vers précédent : « liez-attachez ». La thématique du lien est omniprésente dans les vers 160-164 : les mots de la famille de lien se font écho ; au verbe « détacher » répond le verbe « attacher » : l’image de l’ « emprise » insurmontable s’installe.
• Anticipation parfaite du scénario : les vers 193-196 sont la reprise exacte de la scène exposée par Ulysse. A sa prière d’être détaché du mât, répond l’obéissance soumise de ses compagnons largement évoquée par le verbe « ils se courbèrent sur leurs rames », qui sous entend l’acharnement déterminé sur la seule issue possible : l’éloignement. De même, comme Ulysse suggérait de « redoubler » les liens, ses compagnons « multiplient » et « donnent un nouveau tour » aux liens. Leur attitude est le respect rigoureux des consignes comme le montrent les tournures synonymes.
• Organisation de la défense : le chef multiplie les impératifs dont le sens violent et intransigeant s’oppose à la jeunesse fraîche des images du vers précédent : « liez-attachez ». La thématique du lien est omniprésente dans les vers 160-164 : les mots de la famille de lien se font écho ; au verbe « détacher » répond le verbe « attacher » : l’image de l’ « emprise » insurmontable s’installe.
• Anticipation parfaite du scénario : les vers 193-196 sont la reprise exacte de la scène exposée par Ulysse. A sa prière d’être détaché du mât, répond l’obéissance soumise de ses compagnons largement évoquée par le verbe « ils se courbèrent sur leurs rames », qui sous entend l’acharnement déterminé sur la seule issue possible : l’éloignement. De même, comme Ulysse suggérait de « redoubler » les liens, ses compagnons « multiplient » et « donnent un nouveau tour » aux liens. Leur attitude est le respect rigoureux des consignes comme le montrent les tournures synonymes.
c. Lucidité face à la faiblesse
humaine
Ulysse a conscience de la faiblesse humaine, de sa
propre faiblesse d’où le
stratagème qui lui a été
suggéré et qu’il applique :
celui de rendre sourd ses compagnons pour leur
éviter de succomber, celui d’anticiper son
incapacité à résister, en exigeant
d’être retenu prisonnier. Le chef exige de ne
pas être entendu, inversant ainsi sa fonction de
commandant et sa position d’élu et se
place en tant qu’homme à savoir, aussi
vulnérable que ses compagnons.
2. Mise à l'épreuve et réalisation
de soi
a. Exposition de soi au danger
• Tentation du chant
mortifère
Ulysse met en place un stratagème qui lui autorise la satisfaction de sa curiosité sans mettre sa vie en danger, ni celle de l’équipage. Circé lui a proposé : « écoute, toi, si tu le veux » et malgré le danger, Ulysse ne résiste pas à la tentation de l’extrême. Il frôle la mort fatale, au risque de souffrir « par des liens douloureux ». L’expérience de la souffrance, de la tentation suprême participent d’un désir de connaissance et de se mesurer à l’incommensurable.
• Tentation de la pulsion irrationnelle, du ravissement
Ulysse a conscience de l’attirance irrépressible des Sirènes et envisage son échec dans une hypothèse à valeur de potentiel (« si je vous enjoins, vous presse de… » : Ulysse envisage la possibilité de ne pouvoir résister). Les verbes « enjoindre et presser » suggèrent la pulsion incontrôlable à venir mais sont en deçà de la réalité traduite par des verbes passionnels plus intenses encore : « brûler et prier ». L’aliénation est en marche puisque Ulysse oublie les avertissements de Circé et envisage de se détourner du trajet de retour. Le ravissement du héros est tel qu’il en oublie sa quête fondamentale, l’élément moteur de son retour. Il subit une régression égoïste : rien n’existe hormis lui. En entendant le chant, il se désinvestit vis-à-vis de son équipage mis en danger, puis de sa famille, de sa patrie en envisageant de s’arrêter dans le cours de son aventure.
• Succès du charme
Le charme exercé par la voix, l’influence envoûtante est la métaphore de la séduction primaire, celle qui flatte l’instinct primitif de toute créature humaine. Il y a aliénation du héros, obnubilé par le désir de rejoindre les femmes rapaces.
L’argumentation des Sirènes fonctionne : l’appel et la demande de rapprochement instaurant d’emblée une familiarité rassurante (« Viens »), la flatterie de l’orgueil du guerrier qui rêve d’une reconnaissance éternelle de ses pairs (« fameux, gloire éternelle de la Grèce »), la promesse de la félicité et du départ (« on repart, charmé »), et celle de l'omniscience (« lourd trésor de science… nous savons tout ce que… »). Les Sirènes utilisent l’argument qui convient à celui dont le rêve, outre celui de regagner sa patrie, est la reconnaissance ultime, dans un fantasme archaïque de toute puissance, d’où la répétition de la structure grammaticale « tout ce que » symbolisant la connaissance infinie.
Ulysse met en place un stratagème qui lui autorise la satisfaction de sa curiosité sans mettre sa vie en danger, ni celle de l’équipage. Circé lui a proposé : « écoute, toi, si tu le veux » et malgré le danger, Ulysse ne résiste pas à la tentation de l’extrême. Il frôle la mort fatale, au risque de souffrir « par des liens douloureux ». L’expérience de la souffrance, de la tentation suprême participent d’un désir de connaissance et de se mesurer à l’incommensurable.
• Tentation de la pulsion irrationnelle, du ravissement
Ulysse a conscience de l’attirance irrépressible des Sirènes et envisage son échec dans une hypothèse à valeur de potentiel (« si je vous enjoins, vous presse de… » : Ulysse envisage la possibilité de ne pouvoir résister). Les verbes « enjoindre et presser » suggèrent la pulsion incontrôlable à venir mais sont en deçà de la réalité traduite par des verbes passionnels plus intenses encore : « brûler et prier ». L’aliénation est en marche puisque Ulysse oublie les avertissements de Circé et envisage de se détourner du trajet de retour. Le ravissement du héros est tel qu’il en oublie sa quête fondamentale, l’élément moteur de son retour. Il subit une régression égoïste : rien n’existe hormis lui. En entendant le chant, il se désinvestit vis-à-vis de son équipage mis en danger, puis de sa famille, de sa patrie en envisageant de s’arrêter dans le cours de son aventure.
• Succès du charme
Le charme exercé par la voix, l’influence envoûtante est la métaphore de la séduction primaire, celle qui flatte l’instinct primitif de toute créature humaine. Il y a aliénation du héros, obnubilé par le désir de rejoindre les femmes rapaces.
L’argumentation des Sirènes fonctionne : l’appel et la demande de rapprochement instaurant d’emblée une familiarité rassurante (« Viens »), la flatterie de l’orgueil du guerrier qui rêve d’une reconnaissance éternelle de ses pairs (« fameux, gloire éternelle de la Grèce »), la promesse de la félicité et du départ (« on repart, charmé »), et celle de l'omniscience (« lourd trésor de science… nous savons tout ce que… »). Les Sirènes utilisent l’argument qui convient à celui dont le rêve, outre celui de regagner sa patrie, est la reconnaissance ultime, dans un fantasme archaïque de toute puissance, d’où la répétition de la structure grammaticale « tout ce que » symbolisant la connaissance infinie.
b. Réalisation et initiation
• Election
Ulysse se reconnaît comme l’élu « moi seul puis écouter leur voix », d’où le pronom tonique de la première personne, renforcé par l’adjectif « seul », qui s’oppose radicalement au vers 154 : « un ou deux de nous seulement ». Malgré sa volonté de partager la connaissance, il reste l’élu de l’expérience ultime.
D’où sa volonté d’être lié au cœur même du navire, « sur l’emplanture », dans une position d’affrontement direct « debout ».
• Victoire de la civilisation relativement au monstrueux
Le lien qui le rattache au mât est le lien de la raison, le raisonnement par anticipation des vers 158-164, la reconnaissance d’une faiblesse et de la tentation de l’orgueil. Le stratagème est une promesse d’un retour à la conscience. La distance spatiale et géographique entre Ulysse et les Sirènes, permettant un désenvoûtement, une libération n’est-elle pas encore un rituel de passage, entre l’âge de la barbarie et l’accession au trône, entre la prime enfance et l’âge de raison ?
Ulysse se reconnaît comme l’élu « moi seul puis écouter leur voix », d’où le pronom tonique de la première personne, renforcé par l’adjectif « seul », qui s’oppose radicalement au vers 154 : « un ou deux de nous seulement ». Malgré sa volonté de partager la connaissance, il reste l’élu de l’expérience ultime.
D’où sa volonté d’être lié au cœur même du navire, « sur l’emplanture », dans une position d’affrontement direct « debout ».
• Victoire de la civilisation relativement au monstrueux
Le lien qui le rattache au mât est le lien de la raison, le raisonnement par anticipation des vers 158-164, la reconnaissance d’une faiblesse et de la tentation de l’orgueil. Le stratagème est une promesse d’un retour à la conscience. La distance spatiale et géographique entre Ulysse et les Sirènes, permettant un désenvoûtement, une libération n’est-elle pas encore un rituel de passage, entre l’âge de la barbarie et l’accession au trône, entre la prime enfance et l’âge de raison ?
Conclusion
Le charme et le danger de la mer sont la tentation du chant
fatal, la tentation de la connaissance exhaustive, la
promesse d’une science absolue. Dans cet épisode
s’affrontent le monstrueux d’un côté
et de l'autre : le rationnel, la civilisation. Il
s’agit d’une initiation que le
héros affronte avec humilité.
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