La célèbre formule d'Aristote, « l'homme
est un animal politique », renvoie à plusieurs
interrogations, qui toutes mettent en cause la nature de l'homme
et la définition de son essence.
L'homme est-il naturellement ou culturellement
portée à organiser sa vie avec les autres
hommes ? Toutes les communautés animales
sont-elles de nature politique, ou est-ce une exception
humaine ? La solitude, le retrait de la vie de la
cité sont-elles des attitudes inhumaines ? Les
conflits ne sont-ils pas la preuve que nous ne sommes pas
naturellement fait pour vivre selon les règles
politiques ?
1. La nature politique de l'homme selon Aristote
a. La fin de l'homme est parmi les hommes
Aristote donne comme définition essentielle de l'homme
qu'il est « un animal politique » en plus
d'être « un animal rationnel ». Ce
qui signifie trois choses : la nature et la fin ou
perfection de l'homme se trouve dans la construction d'une vie
avec ses semblables. L'être isolé, exclus de
la communauté, est un être soit
dégradé, sauvage, puni, soit surhumain : un
dieu.
b. La politique comme moyen du bonheur
Ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est la nature de cette
communauté. Ce n'est pas la survie, la
répartition des tâches nécessaires à
la vie qui lie les hommes mais un lien intelligent fondé
sur le discours, l'échange rationnel, et l'organisation
autour de lois faites pour assurer le bonheur. La
communauté animale (abeilles, fourmis, etc.) est
biologique et sert la survie. Le lien politique est le
langage et sert le bien-vivre et la liberté.
c. La politique comme espace de discours libre
Ce qui distingue la
polis (vie dans la cité, dans
le monde politique) des autres formes de communauté
humaine, comme la famille, le foyer, la camaraderie, c'est
qu'elle n'est pas fondée sur un rapport de force ou de
domination. Il y a dans la vie politique une
égalité qui est reconnue aux hommes qui la
partagent. Le citoyen a un statut public d'homme libre et
égal aux autres citoyens, alors que la famille, le foyer
sont construits sur une
autorité absolue du
père sur sa progéniture, donnée comme
faible, inégalement dotée.
C'est donc un espace où c'est la parole, et le
dialogue dans les lois et pour faire les lois qui domine
et règle les rapports humains, alors que dans le foyer
ou les communautés animales c'est la force ou la
domination qui gouverne.
2. L'artifice politique
a. Hobbes : l'homme n'est pas politique, il le devient
Mais cette position optimiste, qui fonde l'ordre politique sur la
nature même de l'humanité, a été
contestée, notamment par Hobbes. Il considère que
« l'homme est un
loup pour
l'homme », et c'est le conflit, « la guerre
de tous contre tous », la jalousie, le crime, les
rapports de force et d'asservissements qui sont à
l'état de nature le lot commun de
l'humanité.
Ce n'est qu'artificiellement, en imposant un pouvoir absolu,
détenu dans les mains d'un seul souverain, et en
obligeant les hommes à se dessaisir de leur puissance
naturelle, qu'une vie politique et policée est
possible. La politique est donc une construction
artificielle qu'il faut imposer de force aux hommes
naturellement a-sociaux.
b. Machiavel : la politique est un art non une nature
Au caractère artificiel de l'état civil, qui
s'oppose à l'état de nature, violent et instable,
s'ajoute l'idée que l'on trouve formulée chez
Machiavel que la politique est un
art. Le gouvernement des
hommes, doit s'appuyer sur une connaissance des hommes, or
« il faut supposer d'abord les hommes
méchants ».
Ce n'est qu'en utilisant avec ruse et
habilité les passions violentes et asociales des
hommes qu'on peut les gouverner et atteindre des fins
politiques. La fin justifie les moyens pour Machiavel, et la
politique n'est qu'une technique, une pratique qui doit
viser une efficacité, et cela ne peut se faire
qu'à l'insu d'hommes qui naturellement s'entre-tuent,
complotent et se déchirent sans fin. Seule
l'habileté du Prince peut transformer des natures
égoïstes et des circonstances hasardeuses en
projet pour une communauté.
3. Humanité et communauté
a. La politique comme fait humain
Reste, entre ces deux positions, qui s'appuient sur des
interprétations opposées de la nature humaine,
bonne ou mauvaise, sociale ou asocial, animale ou rationnelle,
que la vie humaine dans les faits se construit toujours dans une
structure politique.
L'isolement, les retraites, sont toujours des exceptions
et non la norme dans l'humanité. De plus, dans toutes
les sociétés, l'exclusion du groupe,
l'ostracisme, la mise au banc, l'exil
forcé, l'enfermement ou l'emprisonnement hors de la
sphère sociale (le prisonnier est hors du jeu social et
privé de droit civique) sont toujours les
punitions les plus dures infligées aux hommes.
L'esclave est traité non comme un homme mais comme un
animal précisément parce qu'on lui refuse un
statut politique.
Robinson Crusoé manque de perdre la raison et son
humanité dans son île de solitude. Cela signifie
bien qu'il ne peut y avoir d'humanité sans une
communauté politique d'hommes qui se donnent des lois,
des droits, des limites afin de vivre et progresser ensemble.
b. La politique comme idéal humain
La nature de l'homme est culture, elle réside dans
cet effort permanent pour passer de l'animalité, des
rapports de force, de violence et de domination, à
l'humanité, aux rapports de droit, de respect de l'autre,
de raison et de discours. L'homme comme le souligne Freud, se
construit péniblement une nature qui l'arrache à sa
nature primitive pour devenir et tendre vers cet
idéal humain qui est politique. Vivre selon les
lois, limiter ses instincts, traiter l'autre comme son
égal sans profiter de ses faiblesses et
inégalités de nature, n'a rien de naturel ;
c'est ce que chacun cultive et travaille à admettre
au sein d'une communauté politique qui le guide.
Pour aller plus loin
Aristote, Politique, livre I.
Machiavel, Le Prince.
Hobbes, Le Léviathan, deuxième
partie : l'auteur expose l'état de nature et le
passage à l'état civil sous l'autorité
absolue d'un souverain.
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, chapitre
II : une excellente analyse de la séparation
entre vie privée et vie publique, nature et politique,
règne de la nécessité biologique et
sphère des libertés politiques. On trouve aussi
une brillante lecture de la politique d'Aristote.
Freud, L'avenir d'une illusion :
subtile analyse de l'effort de culture sur notre nature et le
prix qu'il nous en coûte.