Bresson, Dreyer, Tarkovski
Les thèmes de certaines de leurs œuvres le prouvent déjà de façon suffisamment explicite, la question de la religion et plus précisément celle de la Foi, de la spiritualité, sous-tendent des films aussi différents que Dies irae (Dreyer, 1943), Le journal d'un curé de campagne (Bresson, 1951) et Andrei Roublev (Tarkovski, 1966).
Ces thèmes ne doivent cependant pas cacher des relations discordantes à la spiritualité ainsi que des approches formelles de l'art cinématographique parfois radicalement opposées.
Le montage est longuement traité par Bresson, qui y voit la possibilité de conjurer la simple représentation de la réalité, de décomposer le visible en une série de fragments afin de les associer en établissant entre eux des rapports nouveaux. Bresson n'envisage donc pas de reproduire le réel (car ainsi, le réel disparaît), mais de le recréer en révélant sa nature : cette nature ne réside pas dans des images (« Un ensemble d'images bonnes peut être détestable »), mais dans des rapports d'images (« Montage. Passage d'images mortes à des images vivantes. Tout refleurit ») qui agissent sur l'émotion du spectateur.
Ces liens dévoilent très souvent un aspect du réel que sa représentation (c'est-à-dire son enregistrement passif par la caméra) ne transmet pas : certains l'appellent grâce ou esprit, peu importe. Il sera, pour nous, l'Intangible. On en observera deux aspects : sa manifestation dans la mort et le destin.
La mort n'est pas représentable, elle est enveloppée de mystères, on ne peut qu'en montrer les conséquences, un cadavre (imiter un cadavre). Rien de la mort ne se montre, ce n'est pas simplement le cadavre, c'est le passage (de la vie à un ailleurs, ou au néant).
Dans Pickpocket (1959), Michel, le personnage principal, rend visite à sa mère malade et la rassure sur son rétablissement. Le plan qui suit cette scène nous montre la messe de l'enterrement. Le choc que produit la juxtaposition de ces deux plans est la mort elle-même, un passage particulièrement brutal.
Dans Procès de Jeanne d'Arc (1962), l'image de Jeanne sur le bûcher est masquée par la fumée qui s'en dégage. Ensuite, on ne peut voir que le poteau auquel elle était attachée, ainsi que ses chaînes. Elle a disparu d'une image à l'autre, tel est peut-être le signe invisible (ou plutôt l'invisible devenu signe) de l'élévation de son âme.
Dans Mouchette (1967), la jeune fille éponyme vient de perdre sa mère et se laisse mourir, encore que l'expression soit mal choisie. Elle ne peut plus supporter le regard des autres, et se laisse tomber plusieurs fois le long d'une pente. Elle sort du cadre, on entend les bruits du corps qui roule dans l'herbe (le son est fondamental chez Bresson, notamment ses décalages par rapport à l'image), puis la caméra la retrouve.
Sa troisième tentative la condamne. Elle sort du cadre, le même traitement sonore est réservé à la chute, puis le corps tombe dans l'eau. Ce dernier bruit couronne son existence hors du cadre (hors-champ). Le plan suivant nous montre ensuite le point de chute : on voit, restée accrochée dans l'herbe, une robe que Mouchette tenait dans sa main. La jeune fille, d'un plan à l'autre, a disparu. Le montage a ainsi réalisé son désir de se soustraire au regard des autres.
Le montage peut se faire l'instrument d'un déterminisme, à l'image du dernier film de Bresson, L'Argent (1983). Le cinéaste montre le passage de faux billets entre plusieurs personnages animés par de mauvaises intentions. Il atterrit finalement dans les mains d'un innocent accusé d'escroquerie et très vite envoyé en prison.
Grâce à sa propre logique, le montage assure la bonne circulation du billet : cette circulation commande le reste, elle se situe au-delà des intentions de chacun (c'est le cycle infernal de l'argent qui commande tous les gestes). Les moments les plus importants du passage sont mis en évidence par certains gros plans.
Comme Bresson, Dreyer a fait part de son horreur du théâtre filmé et son oeuvre s'est fait le lieu d'une quête métaphysique, d'intériorité (le réel cohabite avec la Foi, l'Esprit ou l'âme). En revanche, les deux cinéastes ont adopté des procédés de montage complètement différents pour exprimer une telle quête. Dreyer lui-même, d'ailleurs, a eu deux approches, celle du muet et celle du parlant.
La Passion de Jeanne d'Arc, réalisée en France, montre le procès, le jugement et le martyre de la jeune femme (la concentration d'événements dramatiques dans le temps, mais aussi dans l'espace, est récurrente chez le cinéaste). Le réalisme des personnages s'oppose à des décors très picturaux et à la transgression régulière de la perspective. Le tournage a eu lieu dans l'ordre chronologique des événements relatés, probablement pour impliquer davantage les acteurs dans cette histoire.
Les cadrages du film sont très significatifs : il n'y a que des gros plans (à quelques exceptions près). Ceux-ci nous permettent de voir au mieux les traces d'émotion sur le visage de Jeanne (interprétée par Renée Falconetti), ils révèlent son intériorité.
La brièveté des plans (le montage est court), les variations systématiques de points de vue sur les visages d'une image à l'autre (les angles sont par ailleurs extrêmement déséquilibrés) et l'absence de plans d'ensemble troublent la position des personnages dans chaque scène.
Le montage abolit la simple représentation (d'une scène bien visible) et relie des âmes entre elles : celle de Jeanne, pure, et celles des juges, manipulatrices et malveillantes.
C'est donc grâce au cadrage et au montage du film que se révèle une spiritualité au sein du réel.
Le montage d'Ordet est complètement différent. Le film raconte l'histoire d'une famille paysanne dont l'un des trois fils que tous tiennent pour fou se prend pour le Christ ressuscité et va prêcher la bonne parole autour de la ferme. Les plans sont tous très longs et la caméra conserve une mobilité décisive, elle se déplace longuement pour filmer différents pans de la maison familiale. Dès qu'elle atteint un point de vue convenable sur une scène, elle se fixe avant de repartir. L'impression d'un montage absent est prégnante.
Dreyer fait le choix de maintenir une cohérence spatiale et temporelle absolue. Il communique la torpeur caractéristique de cette famille paysanne. L'atmosphère de la maison est ainsi particulièrement lourde, chaque geste, même le plus anodin, prend l'allure d'un rite.
Les scènes, largement réalistes (les détails des vêtements, du mobilier et de la vie paysanne sont très soignés) gagnent une dimension spirituelle, sacrée et très émouvante. Cette spiritualité qui enveloppe et rassemble tous les êtres (dans le même plan) est évidemment incarnée par Johannes, le frère christique. Quand celui-ci quitte la maison après la mort de sa belle-sœur, le montage change subitement, il s'accélère.
Une série de plans très brefs sur chaque groupe parti à sa recherche s'amorce (la rupture entre chaque plan est accentuée alors par des montages optiques). Johannes était bien l'élément fédérateur (le berger susceptible de rassembler ses brebis), son départ disperse les personnages et les plans, il fragmente le montage. Son retour donnera une cohérence bienvenue : l'union des membres de la famille avec le frère retrouvé s'accompagne en effet d'un nouvel Acte de Foi (elle est donc renforcée par leur union dans la croyance) qui permet la résurrection de la défunte.
Peu intéressé par l'Avant-Garde, Tarkovski a toujours dénoncé les vanités de l'art pour l'art, mais aussi celles de la démonstration idéologique (il s'oppose à Sergueï Eisenstein). Il pensait que la vocation de l'art était de faire émerger l'idée de la forme, en passant par l'émotion (et sans compter sur un éventuel conditionnement des réactions du public).
Sa démarche était donc résolument poétique. Son objectif était de révéler l'illimité, le spirituel, dans la forme artistique, quoiqu'elle soit limitée. Une telle révélation ne pouvait passer par un discours ou une signification, mais par un véritable choc émotionnel.
La représentation du réel comme l'envisage Tarkovski n'est en rien naturaliste. Selon le cinéaste, le réel est en effet inséparable de la perception que l'on en a. C'est pourquoi, dans ses films, le rêve et le souvenir côtoient la réalité (le rêve dans L'Enfance d'Ivan en 1962 et le souvenir dans Le Miroir en 1974).
Par ailleurs, le temps lui-même a une durée propre tout à fait inédite. Il n'est jamais soumis à une dramaturgie classique et réglée (présentation, exposition, résolution), il est même souvent déconstruit, voire difficile à saisir. En outre, il n'est jamais tributaire du montage. Chez Tarkovski, le montage est secondaire, il obéit à la seule autorité qui soit, celle du plan. Le montage ne commande pas le temps, il ne fait que le véhiculer d'un plan à l'autre.Tarkovski met en place un montage fluide ; mais cette fluidité ne repose pas sur la narration mais sur le temps. Le cinéaste travaille à partir de plans longs qui fondent ses films. Dans ces plans, en fonction de la position de la caméra, le temps trouve son rythme, il se communique au spectateur par l'émotion. Le montage doit respecter ce rythme et lui permettre de s'étendre dans le plan suivant sans rupture.
Le plan-séquence n'est pas utilisé ici pour respecter le temps réel : la fluidité n'est pas forcément chronologique, et la durée perd son caractère objectif, puisqu'elle est d'abord affaire de sensibilité. Cette durée ne peut plus se compter mathématiquement. Elle devient la véritable matière du film, modelable par le cinéaste dont la véritable mission consiste à sculpter le temps.
Le montage n'est donc pas créateur, il n'est qu'une opération secondaire qui doit préserver cette sculpture du temps. Tarkovski révèle ainsi sous la durée impérieuse et invariable du réel (heures, minutes, secondes), une durée modelable et spirituelle dont le spectateur fait l'expérience.

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