L’interprétation se nommait auparavant
« herméneutique » :
le terme grec herméneuein signifiait en effet
« interpréter ». Lorsque le
sens d’un texte ou d’une œuvre semble
obscur, il est nécessaire en effet d’avoir recours
à l’interprétation. Mais le terme
s’applique aujourd’hui à toutes sortes de
données, qui doivent être en quelque sorte
« décryptées » pour
que nous accédions au sens qu’elles
recèlent.
1. Interpréter, comprendre, imaginer
a. Origine de la distinction établie entre
compréhension et interprétation
La question posée fait implicitement
référence à Dilthey (1833-1911), philosophe
allemand, lorsqu’il établit que les
méthodes utilisées pour la connaissance des
« choses de la nature » ne
peuvent être les mêmes que celles mises en
œuvre pour la connaissance des
« choses de
l’esprit ». C’est pourquoi il
faut distinguer l’explication de la
compréhension. Les sciences de la nature
(celles que nous nommons aujourd’hui
« sciences exactes ») ne
sont pas les sciences de l’esprit (celles que
l’on nomme « sciences de
l’homme ») : ces
dernières concernent, selon l’expression de
Dilthey, tout ce sur quoi l’homme a imprimé
sa marque par son activité. Tandis que les
premières requièrent une méthode explicative, les
secondes appellent à une méthode
compréhensive. C’est pourquoi la
compréhension est liée à
l’interprétation : pour
tenter de comprendre des faits, nous sommes
contraints de les interpréter ; nous essayons
en fait de donner un sens à ce qui semble ne
pas en avoir. L’interprétation doit
cependant être à son tour
distinguée de l’imagination.
b. L'imagination, elle, ne cherche pas la
vérité
Si l’interprétation relève
d’un travail de la raison, en essayant de
trouver un ordre, une logique à ce qui
n’en a pas, l’imagination, pour un grand
nombre de philosophes, fourvoie la raison. Elle est,
selon l’expression de Malebranche (1638-1715),
« la folle du logis » (De la
recherche de la vérité, De
l’imagination, Livre II). Pour
Pascal (1623-1662), elle
est « maîtresse d’erreur et
de fausseté » ainsi qu’une
« superbe puissance, ennemie de la
raison » (Pensées, 78, Garnier).
Montaigne quant à
lui assimile l’imagination à une sorte de
folie (Essais,
chapitre XXI : De la force de
l’imagination), qui font croire aux individus
que le réel est autre que ce qu’il est. La
force de l’imagination a même pour Montaigne
des effets sur le corps : il inaugure en cela
une sorte de « psychosomatique ».
Les animaux eux aussi peuvent d’ailleurs être
victimes de l’imagination.
2. L'imagination et la raison ne sont pas
nécessairement opposées
a. Imagination créatrice et imagination
reproductrice
Mais l’imagination n’est pas toujours
conçue comme une entrave à la raison. Les
philosophes ont par ailleurs opposé une
imagination créatrice à une
imagination simplement reproductrice. Au sens
étymologique, le terme latin imago,
semblable au radical imitari
(« imiter »), renvoie à une
« imitation au moyen
d’images ». C’est pourquoi
Platon condamne cette
« imagination » qui
relève d’une
« imitation », au moyen de laquelle
certains ne font que re-produire une chose, et en donnent
finalement une vision fausse : la chose
imaginée ou reproduite, se faisant passer pour la
chose même, n’est pourtant pas cette chose.
Il y a donc usurpation. Dans La
République, l’imagination, en tant
qu’elle est
« représentation » se
trouve au dernier degré de la hiérarchie de
ce que Platon nomme « les quatre états
mentaux de l’âme », après
la « croyance », la
« pensée » et
l’« intellection ». Selon
cette conception, interpréter serait alors faire
preuve d'imagination donc trahir le sens originel
de l'objet à interpréter.
b. L'imagination est synonyme de création et
de nouveauté
Gaston Bachelard
(1884-1962) récuse cette définition de
l'imagination par Platon : « Les
recherches sur l’imagination sont troublées
par la fausse lumière de
l’étymologie. On veut toujours que
l’imagination soit la faculté de former des
images. Or elle est surtout la faculté de nous libérer des
images premières, de changer les
images » (L’air et les songes,
1943). Selon Bachelard c’est le terme
d’« imaginaire », qui traduit
le mieux ce qu’est l’imagination, et non
celui d’« image ».
L’imagination est
« l’expérience même de
l’ouverture, l’expérience
même de la nouveauté ». On
voit, par conséquent que l’imagination
n’est pas toujours conçue comme cette
instance de l’esprit qui s’oppose à la
raison : il existe une imagination
«créatrice», toujours valorisée
dans la sphère artistique ou
littéraire.
En ce sens, l'imagination créatrice permettrait
d'offrir à l'interprétation un
nouveau regard sur les
choses et leurs sens, de proposer de nouvelles
hypothèses pour tenter de comprendre un
évènement ou une œuvre par exemple.
L'imagination n'est donc pas foncièrement
opposée à la compréhension et
à la raison.
Conclusion
Tout dépend en fait des objets mêmes que nous
interprétons : s’agit-il
d’interpréter la réalité, un
événement historique, ou une œuvre
d’art, dans une perspective unique, celle de les
comprendre ? Dans tous les cas, est
visée une vérité. Faut-il encore,
pour que celle-ci s’établisse, que
l’interprétation demeure en adéquation
avec l’objet étudié.
Pour donner un sens à ces objets, nous sommes
contraints de les arracher à eux-mêmes et de
nous les approprier. Dans toute démarche
compréhensive est incluse, à ce titre, une
subjectivité (l’interprète), qui
rencontre une objectivité (l’objet
interprété). Tout dépend finalement de
la nature même de l’interprétation, et des
intentions de l’interprète. Comprendre un
objet, quel qu’il soit, demande qu’on
l’investisse sans qu’on le trahisse.
Peut-être faut-il admettre que
l’interprète ne doit pas se substituer à
un auteur ou à un artiste, par exemple, et chercher
à donner un sens à une œuvre qu’ils
n’auraient voulu lui donner.