On peut admettre que l’homme, d’un point de vue
biologique, peut vivre sans penser. Comme l’animal,
l’homme a des besoins physiologiques qu’il
doit satisfaire s’il veut se maintenir en vie. Pour
vivre, l’homme doit s’alimenter, se vêtir, se
loger ou trouver un abri. Cela ne le distingue pas de
l’animal. Mais l’homme est doué de conscience : à
ce titre, il doit s’efforcer de l’employer.
S’il n’utilisait pas sa pensée,
l’homme ne serait pas véritablement humain.
Il est nécessaire que l’homme fasse usage de sa
pensée, un peu comme il serait nécessaire que
l’oiseau fasse usage de ses ailes, puisque la nature
l’en a doté. Pour vivre comme vit un oiseau,
l’oiseau doit voler. Pour vivre comme vit un homme,
l’homme doit penser.
La question posée : « Peut-on vivre sans
penser ? » contient a priori la réponse
qu’il convient de lui apporter : pour se
réaliser en tant qu’homme, celui-ci doit penser.
S’il ne pense pas, il sera pareil à
l’animal, qui n’a pas besoin de penser pour vivre.
La difficulté principale réside en fait dans le
terme : « penser », qu’il
convient de définir précisément.
Qu’appelle-t-on
« penser » ?
1. Penser, c'est exister
a. Exister c'est penser et penser c'est exister
La pensée renvoie aux activités de
l’esprit. Penser, c’est
réfléchir, s’interroger,
raisonner, argumenter, mais ce pourrait être
également percevoir, sentir, éprouver
des émotions, imaginer. Dans
Les Principes de la philosophie, Descartes (1596-1650)
écrit : « Par le mot de
pensée, j’entends tout ce qui se fait en
nous de telle sorte que nous l’apercevons
immédiatement par nous-mêmes ;
c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir,
imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici
que penser ». Penser, c’est être conscient.
L’animal, à ce titre, n’aurait pas
vraiment conscience de lui-même. La seule
« conscience » que nous pourrions
reconnaître à l’animal se
réduit à un instinct, qui lui permet
de se nourrir ou d’éviter le danger. Mais il
ne saurait désirer ou vouloir : la
volonté suppose que l’on puisse se
représenter ce que l’on veut ; le
désir se rapporte à un objet que
l’on imagine être source de plaisir ou de
satisfaction.
Être conscient signifie également que nous
savons ce que nous faisons, ce que nous pensons ou ce que
nous ressentons. Dans les
Méditations métaphysiques
(Seconde méditation) Descartes affirme
encore : « Je suis,
j’existe : cela est certain. Mais combien
de temps ? À savoir, autant que je pense, car
peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de
penser, que je cesserais en même temps
d’exister ». Ceci nous permet
d’apporter un élément de
réponse à la question posée :
si je ne pense pas, c’est-à-dire si je
n’ai pas conscience de moi-même, c’est
que je n’existe pas. Exister, c’est penser et
penser, c’est exister.
b. La pensée comme lieu d'exercice de notre
raison
Penser ne se réduit pas, néanmoins,
à la capacité que l’homme a
d’être conscient de sa propre existence. Le
mot de « conscience », en outre
très peu utilisé par Descartes, signifie, sur le plan
étymologique :
« accompagné de savoir
» (cum scientia, en latin). Sont
donc liés la pensée
comme conscience et la pensée comme science.
Lorsque nous pensons, à ce titre, nous faisons
emploi de notre raison ; penser, c’est
réfléchir, c’est juger. Et parmi les
réflexions et les jugements humains, certains sont
vrais et d’autres sont faux. C’est pourquoi,
depuis Platon, les
philosophes distinguent la doxa (l’opinion)
de la science. L’opinion n’est qu’un
simple avis, elle correspond à un jugement
quelconque. Lorsque nous disons :
« C’est ce que je pense »,
nous émettons une opinion, qui n’est
pas le produit d’une véritable
pensée, même si nous sommes convaincus que
cette opinion est juste.
2. Penser, c'est se connaître soi-même
a. « Connaîs-toi toi-même »
L’adage socratique « Connais-toi
toi-même » renvoie à la
nature réflexive de la
pensée. Se connaître
soi-même, c’est faire l’effort
d’examiner soi-même ses propres
pensées. Ce que nous pensons, ce que nous
croyons, nous devons nous efforcer de savoir pourquoi
nous le pensons et nous le croyons. Penser, en ce sens,
c’est chercher à comprendre, c’est
soumettre nos pensées à une analyse.
b. « Tout ce que je sais c'est que je ne sais
rien »
Dans l’Apologie de Socrate par Platon, Socrate établit le constat
suivant, après s’être entretenu avec
un homme qui se croyait savant :
« (…) lui croit qu’il sait, bien
qu’il ne sache pas ; tandis que moi, si je ne
sais rien, je ne crois pas non plus rien savoir. Il me
semble, en somme, que je suis tant soit peu plus savant
que lui, en ceci du moins que je ne crois pas savoir
ce que je ne sais pas ». Penser,
c’est savoir qu’on sait peu de choses.
Que sont ce peu de choses que nous pouvons
connaître ? Nous pouvons savoir que pour
penser vraiment, nous devons nous débarrasser
de nos préjugés et de nos opinions.
D’une autre manière, certains
prétendus savants croient posséder le
savoir sous prétexte qu’ils ont une
compétence dans un domaine donné. Cela ne
fait pas d’eux des philosophes,
c’est-à-dire des hommes qui pensent. La
pensée est essentiellement questionnement, interrogation et
elle s’oppose donc à l’opinion, qui
est définitive et prétend être vraie.
Penser, c’est avant tout se poser des questions, et
non affirmer ce que nous affirmons sans vraiment y avoir
réfléchi. Penser, c’est
philosopher.
3. « Aie le courage de te servir de ton propre
entendement »
a. La pensée est libre et autonome
Dans une autre optique, Kant, au
18e siècle va définir la
pensée comme pensée libre et
autonome. Penser, c’est penser par soi-même, et penser
par soi-même, c’est accéder à
l’autonomie. Seul est libre l’homme qui
parvient à penser par lui-même.
« Sapere aude ! Aie le courage de
te servir de ton propre entendement ! Voilà
la devise des Lumières »,
écrit Kant dans le premier paragraphe de
l’opuscule intitulé :
Qu’est-ce que les Lumières ?
(1784) – non sans avoir précisé
que l’homme devait être capable de servir de
son entendement « sans la conduite d’un
autre ».
b. Penser pour s'émanciper
Ose te servir de ton propre entendement,
c’est-à-dire de ta propre raison, de ta
propre pensée. Kant estime en effet que la plupart
des hommes préfèrent rester dans
l’état de tutelle, et continuer
d’obéir, alors qu’ils pourraient
s’émanciper, à un
« directeur de conscience », ou
à un « médecin ». Les
hommes sont paresseux et lâches : il ne
m’est pas nécessaire de penser si je peux
payer. Les hommes préfèrent donc rester
dans l’enfance, au lieu d’accéder
à l’état de majorité.
S’ils peuvent vivre sans penser, il n’en
reste pas moins qu’ils ne vivent pas vraiment comme
un homme devrait vivre. Kant les compare explicitement
à des animaux, parqués dans un espace clos.
À la question : « Peut-on vivre
sans penser ? », Kant aurait certainement
répondu que non : vivre, c’est vivre
libre.
L'essentiel
Nous avons vu, en examinant la manière dont pouvait
être défini le terme de
« pensée », qu’il
n’était pas possible pour un homme de vivre
sans penser, s’il voulait se réaliser en
tant qu’homme, ou, pour le dire autrement,
s’il voulait devenir ce qu’il est. L’homme
ne peut donc se contenter d’exister sans
réfléchir, comme peuvent le faire les autres
êtres vivants, sans quoi il ne serait pas pleinement
humain.
La pensée ne se réduit pas, toutefois,
à la conscience, comme le montrera Freud en
établissant une théorie de
l’inconscient. Dès lors qu’est
admise l’existence de « pensées
inconscientes », la vie du psychisme ne peut plus
se réduire, justement, aux « pensées
conscientes ». La pensée ne se
réduit pas non plus au raisonnement, à la
démonstration ou à l’argumentation
– à des opérations logiques de la
pensée. Penser, c’est aussi tenir compte des
sentiments, de la sensibilité, de tout ce qui
relève des affects. Une pensée s’incarne
toujours dans un individu, c’est-à-dire
également dans un corps ; mais si le corps
ne pense pas, il n’en traduit pas moins ce que nous
sommes. Il n’est pas souhaitable finalement
d’écarter du domaine de la pensée tout ce
qui n’est pas cérébral ; s’il
est possible de montrer que nous ne pouvons pas vivre sans
penser, on peut également dire que nous ne pouvons
pas davantage penser sans vivre, sans prendre en compte,
pour finalement bien penser, tout ce qui ne relève pas
forcément de la réflexion.