Affection durable de la conscience, la passion envahit l'homme et
subordonne tout son être à son attention. Elle se
caractérise par l'intérêt exclusif
porté à un seul objet (que Stendhal illustre par
l'expérience de la cristallisation).
Considérée d'abord selon la tradition classique
comme une maladie de l'âme à laquelle il fallait
trouver des remèdes, la passion est devenue
accomplissement de l'être, source de dépassement de
la condition humaine.
1. Les passions comme maladie
a. Une étymologie étroitement reliée
à la souffrance
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa
vue, un trouble s'éleva dans mon âme
éperdue ; mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais
parler [...]. Contre moi-même enfin j'osais me
révolter » (Racine, Phèdre, I,
3). Le personnage de Phèdre, en proie à une lutte
interne entre un moi passionné, sous l'emprise de
phénomènes extérieurs, et une conscience
raisonnable, ne témoigne-t-il pas parfaitement de
l'étymologie de la passion
« supporter », « endurer
passivement » et
« souffrir » ?
C'est bien ce sens que va lui attribuer la tradition
philosophique classique et particulièrement Descartes qui
s'appuie sur la médecine issue d'Hippocrate puis
d'Aristote.
b. Une maladie
Descartes, dans Les Passions de l'âme, affirme en
effet que la passion découle d'un
déséquilibre au sein des humeurs (au nombre de
quatre : le sang, la bile jaune, la bile noire et le
phlegme) qui vient perturber l'activité libre de la
pensée. Il entend par passion « toutes les
pensées [...] qui sont ainsi excitées dans
l'âme sans le concours de la volonté [...] par les
seules impressions qui sont dans le cerveau »
(Lettres à Elisabeth). En effet, il existe selon
lui des « esprits animaux », fluides qui
parcourent les nerfs et transmettent les impressions
sensorielles. Or une agitation excessive de ces esprits fait
naître dans le cerveau des impressions qui produisent des
pensées involontaires, autrement dit des passions. Il faut
donc trouver des remèdes sans quoi la liberté de
l'homme (et plus précisément le libre arbitre selon
Descartes) n'aurait plus grand sens.
c. Médications possibles
Concevoir la passion comme une affection, c'est aussi proposer
des médications permettant de construire des
méthodes pour maîtriser ses passions. Ces
remèdes passent par la volonté ou la connaissance.
Les stoïciens prônent l'abstinence, l'ataraxie, paix
de l'âme en laquelle consiste le bonheur. Ainsi le sage
doit être capable d'opposer la fermeté d'une
âme impassible à la douleur et aux maux de la vie.
La volonté maîtrisée par la raison permet
d'acquérir un pouvoir absolu sur ces dernières.
Mais la passion n'est pas seulement passivité. Elle est
aussi la source d'une activité vigilante et
méthodique.
2. Les passions comme énergies essentielles
a. La passion ne peut être jugée
Il faut attendre une nouvelle conception du corps amorcée
au XVIIIe siècle pour voir naître
une nouvelle considération des passions. Selon Hume,
aucune passion n'est déraisonnable en soi
(Traité de la nature humaine) car il faut
séparer passion et raison, qui seule a le pouvoir de
juger. Les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi ;
elles sont un mode de relation au monde propre à l'homme
et doivent donc être considérées comme
essentielles.
b. La passion est l'outil fondamental de la raison dans
l'histoire
C'est Hegel qui verra dans la passion une énergie du
vouloir, déterminante pour l'homme et son histoire. Il met
en effet en place une nouvelle conception de la passion,
considérée comme énergie pratique et
historique qui rassemble toute l'activité de l'homme vers
un but, une fin unique à laquelle il subordonne tout.
Ainsi « rien de grand ne s'est accompli dans le monde
sans passion » (Leçons sur la philosophie de
l'histoire). L'homme est alors capable de transcender sa
condition. La passion devient le moyen qu'utilise
concrètement la Raison pour s'incarner dans l'histoire et
réaliser « l'esprit universel ».
Hegel voit donc en elle l'instrument par lequel l'esprit
étend sa rationalité dans le champ historique.
c. Les passions abolissent le temps et nous plongent dans
l'existence
C'est à travers l'expérience de la passion que l'on
se sent pleinement exister, que l'individu s'éveille
à l'existence et non à la pensée pure.
« Exister, si l'on n'entend pas par là un
simulacre d'existence, ne se peut faire sans passion »
(Kierkegaard, Post-Scriptum aux « Miettes
philosophiques »). L'état passionnel nous
plonge dans l'éternité de l'instant
éphémère et précieux, témoin
de notre finitude.