La parole comme spectacle : trouvères, troubadours et rappeurs

À l’époque grecque, deux figures de récitants coexistent. Tout d’abord, l’aède est un conteur qui compose et récite des épopées devant une cour, lors d’un banquet ou d’une célébration. Dans l’Odyssée, Homère met en scène un aède en la personne de Démodocos qui, lors du banquet du roi Alcinoos sur l’ile des Phéaciens, chante les malheurs des Grecs lors de la guerre de Troie. Sous l’inspiration divine et à la demande d’Ulysse, il récite notamment le célèbre épisode du cheval de Troie, utilisé par ruse par les Grecs pour envahir la ville assiégée. En Grèce antique, on trouve aussi des rhapsodes, dont le métier consiste à réciter et interpréter des poèmes épiques, mais pas à les composer.

La même dualité se retrouve au Moyen Âge, en France, entre les troubadours et trouvères d’un côté, et les jongleurs de l’autre. Les trouvères et les troubadours composent et parfois récitent des poésies, des histoires et des épopées, tandis que les jongleurs vont de château en château pour réciter des vers en s’aidant de divers instruments de musique. En France, l’âge d’or des troubadours se situe entre le XI-XIV^e siècle. On parle de troubadours au sud-ouest de la France (ils s’expriment en langue d’Oc) et de trouvères au nord de la France (ils s’expriment en langue d’Oil).

Les troubadours sont surtout connus pour leur poésie amoureuse et courtoise, une poésie lyrique qui exalte les sentiments amoureux du poète pour une femme souvent inaccessible. Dans les textes du Moyen Âge qui nous sont parvenus à l’écrit (les épopées comme la Chanson de Roland par exemple), on trouve de nombreuses marques d’oralité : adresse à l’auditoire, appel aux dédicataires, emploi du présent de l’indicatif et du discours direct… Ces marques rappellent qu’avant d’être retranscrits, les textes circulaient oralement.

Le métier de récitant ne se limite à l’Europe occidentale, on le trouve aussi dans d’autres cultures, comme celles de l’Afrique de l’Ouest. Dans la culture mandingue par exemple, le griot est une figure traditionnelle particulièrement respectée. C’est une personnalité officielle qui intervient lors de certaines cérémonies comme le mariage, pour faire des éloges, ou pour réciter des histoires communes à la culture mandingue. Le statut de griot se transmet de façon héréditaire.

Au Moyen Âge, se développent en même temps des traditions orales connexes.

Le rap actuel et le slam peuvent être considérés comme les héritiers de ces traditions : on retrouve avec eux l'art du duel verbal, la pratique de la rime et l'importance du flow, qui souligne l’aspect de performance orale... Rapprocher la poésie et le rap peut sembler problématique, dans la mesure où les rappeurs vont avoir tendance à se méfier de cette référence, perçue comme trop académique. Pourtant, on peut par exemple considérer le rap de Booba comme un « poème sans poésie ». Les textes peuvent certes sembler vulgaires et provocants, mais on y trouve un vrai sens de la formule, un travail sur les rimes et les sonorités, ainsi que des images frappantes.

Dans cet extrait, Kery James évoque sa posture militante par opposition à un rap plus consensuel ou moutonnier, qui se contenterait des apparences, sans chercher à faire sens. Cette posture se traduit à travers les images à la rime du « militant », de « l’étudiant » et de « l’enseignant ». On retrouve l’idée que la parole est une arme, mais une arme « pacifiste » : à la violence de la rébellion ou de la guerre, le rappeur substitue la force de son texte, qui doit réveiller les consciences. Selon Médine : « Le rap c’est comme la boxe, de l’extérieur on dirait de la bagarre, alors qu’en fait c’est de l’escrime du poing, il faut toucher sans se faire toucher. »

L’univers du rap garde le souvenir du duel verbal entre troubadours, puisque chaque rappeur cherche dans ses chansons à montrer qu’il est le meilleur, à expliquer et justifier sa démarche. Souvent dans le titre inaugural d’un nouvel album, il se met en scène et met en scène ses « adversaires ». Dans le slam, cet élément est encore plus exacerbé car il existe des compétitions de slam ainsi que des coupes de France et du monde de slam organisées tous les ans.