Objectifs : étudier les différentes
modalités de la présence du poète dans
Les Fleurs du mal et comprendre que son
omniprésence est un des éléments
d'unité du recueil.
1. Un « je » omniprésent
a. La dédicace et l'adresse au lecteur
Dans l'ensemble du recueil
Les Fleurs du mal, les
marques grammaticales de la première personne
(pronoms, formes verbales, adjectifs possessifs) sont
extrêmement nombreuses. Elles renvoient parfois
explicitement au poète, auteur du recueil. C'est le cas
dans la
dédicace, dans laquelle Baudelaire
manifeste sa présence dans l'ouvrage en tant que
poète, puisqu'il dit être un disciple de
Théophile Gautier : « A mon très
– cher et très –
vénéré maître et ami ».
De même, le poème liminaire « Au
lecteur » affirme la présence du
« je », notamment dans son dernier vers,
très célèbre :
« – Hypocrite lecteur, – mon
semblable, – mon
frère ! ».
Dans le recueil même, le poète rappelle parfois
son statut, soit en interpellant le lecteur :
« Lecteur, as-tu quelquefois
respiré... » (« Spleen
et idéal », XXXVIII), soit en utilisant
un vocabulaire spécifiquement poétique :
« Je te donne ces vers... »
(« Spleen et idéal », XXXIX).
b. La dimension autobiographique des poèmes
Les marques de la première personne peuvent renvoyer aussi
au poète en tant qu'individu, et être mises en
relation avec certains éléments connus de sa
biographie. Il en est ainsi des poèmes d'amour, que les
critiques parviennent à relier presque
systématiquement à quelques femmes
fréquentées par Baudelaire.
Par exemple, « Parfum exotique » et
« La Chevelure » (« Spleen
et idéal », XXII et XXIII)
évoquent Jeanne Duval, tandis que
« Le Flambeau
vivant » (« Spleen
et idéal », XLIII) fait
référence à Mme Sabatier, à
qui le poète adressa anonymement son texte et que
« Le Poison » (« Spleen
et idéal », XLIX) inaugure le cycle des
poèmes dédiés à Marie Daubrun, une
actrice aux yeux verts que Baudelaire aima sans succès.
2. Un être contradictoire
a. La figure du poète maudit
L'une des facettes les plus célèbres du
« je » des Fleurs du mal est celle
du poète maudit. Elle apparaît dans de
nombreux poèmes, dont le premier du recueil,
« Bénédiction » (« Spleen
et idéal », I), qui montre une mère
déplorant que son fils soit poète :
« Lorsque, par un décret des puissances
suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de
blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en
pitié. »
Maudit aux yeux des autres, le poète l'est aussi à
ses propres yeux. En effet, il se dit contraint de vivre dans la
conscience et la proximité de la mort :
« Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le
poète). »
(« Remords posthume »,
« Spleen et idéal », XXXIII.)
Le poète peut également faire le constat personnel
de son impuissance :
« Ses ailes de géant l'empêchent de
marcher. »
(« L'Albatros », « Spleen et
idéal », II.)
Cette conscience de la malédiction est à l'origine
du sentiment de mélancolie mêlée de
lassitude évoqué, notamment, dans l'ensemble
des quatre poèmes successifs intitulés
« Spleen », dont voici un extrait :
« Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant
très-vieux,
Qui, de ses précepteurs méprisant les
courbettes,
S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres
bêtes. »
(« Spleen », « Spleen et
idéal », LXXVII.)
b. Un être d'exception
A l'opposé de cette vision très négative du
poète, on trouve dans Les Fleurs du mal
l'évocation d'un être d'exception,
doué de facultés hors du commun. Ainsi, sa
proximité avec la mort (qui lui confère une forme
de supériorité sur les autres êtres humains)
ne l'empêche pas de savoir peindre aussi le bonheur :
« Je sais l'art d'évoquer les minutes
heureuses. »
(« Le Balcon », « Spleen et
idéal », XXXVI.)
En outre, à plusieurs reprises, le poète est
présenté comme un être qui évolue dans
le monde avec une aisance particulière :
« Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle
volupté. »
(« Elévation »,
« Spleen et idéal », III.)
Enfin, à travers son art, le poète acquiert la
capacité de traverser les barrières de la
vie, du néant et de la mort. Il peut ainsi rendre compte
de « La Vie antérieure »
(« Spleen et idéal », XII),
revenir de l'au-delà
(« Le Revenant ») ou encore commenter
sa propre mort (« Le Rêve
d'un Curieux ») :
« J'étais mort sans surprise, et la terrible
aurore
M'enveloppait. – Eh quoi ! n'est-ce donc que
cela ?
La toile était levée et j'attendais
encore. »
(« Le Rêve d'un Curieux »,
« La Mort », CXXV.)
L'essentiel
Dans Les Fleurs du mal, le « je »
est omniprésent ; mais cette présence
est complexe, contradictoire, révélatrice d'une
certaine conception de la poésie : le poète
est conscient à la fois de son exceptionnel pouvoir
d'évocation et des limites de son art.