Lecture méthodique 1 : l'incipit
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Tous les numéros de page font
référence à l'édition le Livre de
Poche, 1995.
De la page 13 « Comment s’étaient-ils rencontrés ? » à la page 14 « commence toujours… ».
Objectif : comprendre les enjeux de
l’incipit.
De la page 13 « Comment s’étaient-ils rencontrés ? » à la page 14 « commence toujours… ».
1. Introduction
a. Présentation
Le tout début de roman représente un enjeu
considérable dans la mesure où il est le
lieu où s’établit le premier
contact avec le lecteur.
Soucieux de susciter l’intérêt voire de séduire d’emblée, l’incipit (du latin incipere : « commencer ») pose d’ordinaire les jalons de ce qui va suivre en répondant implicitement aux questions que le lecteur se pose : il plante le décor (Où ? Quand ?), présente les personnages (Qui ?) et lance l’action (Quoi ? Comment ? Pourquoi ?). Or avec l’incipit de Jacques le Fataliste, Denis Diderot semble vouloir procéder différemment.
Soucieux de susciter l’intérêt voire de séduire d’emblée, l’incipit (du latin incipere : « commencer ») pose d’ordinaire les jalons de ce qui va suivre en répondant implicitement aux questions que le lecteur se pose : il plante le décor (Où ? Quand ?), présente les personnages (Qui ?) et lance l’action (Quoi ? Comment ? Pourquoi ?). Or avec l’incipit de Jacques le Fataliste, Denis Diderot semble vouloir procéder différemment.
b. Annonce de la problématique
En refusant de présenter Jacques et son maître, les
deux personnages principaux de l’œuvre,
autrement que par l’intermédiaire de leur dialogue,
ce début semble s’attacher
à remettre en cause
délibérément les principes,
déjà traditionnels à l’époque
de Denis Diderot, du genre romanesque.
Il convient alors de s’interroger sur les motivations de cette subversion.
Il convient alors de s’interroger sur les motivations de cette subversion.
c. Annonce du plan
En refusant les principes du roman traditionnel, l’incipit
nous présente une version nouvelle des rapports
maître/valet, à travers lesquels se pose la
question de la liberté humaine.
2. Axes de lecture
a. Le refus du roman traditionnel
• Un lecteur malmené
et déstabilisé
- Adresse au lecteur
Le texte commence par un dialogue fictif entre le narrateur et le lecteur. Le dialogue semble s’être instauré avant le début du roman.
Pourtant, le pronom personnel nominal « vous » permet à tout lecteur réel de s’identifier immédiatement au lecteur fictif et de ressentir d’autant plus vivement la familiarité (« que vous importe ? ») et la désinvolture avec laquelle le narrateur s’exprime.
- Rupture du pacte de lecture
Le texte débute par ailleurs par une série de phrases interrogatives. Les questions posées par le lecteur correspondent aux renseignements que délivre d’ordinaire l’incipit concernant les personnages, le temps, le lieu, l’action. En les esquivant (réponse évasive – « Du lieu le plus prochain », ou réponse à une question par une question – « Est-ce que l’on sait ou l’on va ? »), le narrateur refuse d’établir la situation d’énonciation. Sentiment renforcé par l’emploi du pronom personnel représentant « ils » qui ne renvoie au départ à aucun personnage connu.
Le narrateur rompt le pacte de lecture et rend impossible toute identification aux héros. L’illusion romanesque est cependant maintenue par l’identification du lecteur réel au lecteur fictif.
• Un lecteur étonné et séduit
- Un discours dynamisé
Nouvelle rupture avec la tradition : le dialogue est préféré à la narration. Avec un début in medias res, le roman prend immédiatement l’allure d’une conversation à bâton rompu. L’œuvre est placée sous le signe de l’oralité.
- Polyphonie discursive
Deux dialogues se superposent : celui du narrateur et du lecteur, et celui de Jacques et son maître. La multiplicité des voix ou polyphonie énonciative peut avoir une valeur programmatique. Cet entrelacs énonciatif offre maintes possibilités narratologiques et laisse présager des interventions et interruptions qui auront lieu dans la suite, les voix se faisant concurrence.
Pour le lecteur, cette variété peut s’avérer à la fois surprenante et divertissante.
• La lecture en miroir
Les deux dialogues se caractérisent d’abord par une opposition typographique et formelle : la linéarité du dialogue narrateur-lecteur s’oppose à l’organisation en répliques du dialogue de Jacques et son maître.
Pourtant, le passage de l’un à l’autre est fort subtil, et semble de ce fait parfaitement naturel, grâce à l’emploi du discours narrativisé (« Jacques disait que […] tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. / Le Maître. – C’est un grand mot que cela. » ; le démonstratif « cela » renvoie au discours narrativisé.)
Cet incipit est composé en diptyque, dont les deux parties se répondent. Dans ce jeu de miroirs, le narrateur trouve son pendant en Jacques et le lecteur a pour double le maître tout comme le narrateur (« Du lieu le plus prochain », Jacques pratique l’esquive « le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?/ Qui le sait »). Face à son reflet, le lecteur prend conscience de son rôle et peut réfléchir à son statut. Le lecteur devient ainsi actif dans la lecture.
- Adresse au lecteur
Le texte commence par un dialogue fictif entre le narrateur et le lecteur. Le dialogue semble s’être instauré avant le début du roman.
Pourtant, le pronom personnel nominal « vous » permet à tout lecteur réel de s’identifier immédiatement au lecteur fictif et de ressentir d’autant plus vivement la familiarité (« que vous importe ? ») et la désinvolture avec laquelle le narrateur s’exprime.
- Rupture du pacte de lecture
Le texte débute par ailleurs par une série de phrases interrogatives. Les questions posées par le lecteur correspondent aux renseignements que délivre d’ordinaire l’incipit concernant les personnages, le temps, le lieu, l’action. En les esquivant (réponse évasive – « Du lieu le plus prochain », ou réponse à une question par une question – « Est-ce que l’on sait ou l’on va ? »), le narrateur refuse d’établir la situation d’énonciation. Sentiment renforcé par l’emploi du pronom personnel représentant « ils » qui ne renvoie au départ à aucun personnage connu.
Le narrateur rompt le pacte de lecture et rend impossible toute identification aux héros. L’illusion romanesque est cependant maintenue par l’identification du lecteur réel au lecteur fictif.
• Un lecteur étonné et séduit
- Un discours dynamisé
Nouvelle rupture avec la tradition : le dialogue est préféré à la narration. Avec un début in medias res, le roman prend immédiatement l’allure d’une conversation à bâton rompu. L’œuvre est placée sous le signe de l’oralité.
- Polyphonie discursive
Deux dialogues se superposent : celui du narrateur et du lecteur, et celui de Jacques et son maître. La multiplicité des voix ou polyphonie énonciative peut avoir une valeur programmatique. Cet entrelacs énonciatif offre maintes possibilités narratologiques et laisse présager des interventions et interruptions qui auront lieu dans la suite, les voix se faisant concurrence.
Pour le lecteur, cette variété peut s’avérer à la fois surprenante et divertissante.
• La lecture en miroir
Les deux dialogues se caractérisent d’abord par une opposition typographique et formelle : la linéarité du dialogue narrateur-lecteur s’oppose à l’organisation en répliques du dialogue de Jacques et son maître.
Pourtant, le passage de l’un à l’autre est fort subtil, et semble de ce fait parfaitement naturel, grâce à l’emploi du discours narrativisé (« Jacques disait que […] tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. / Le Maître. – C’est un grand mot que cela. » ; le démonstratif « cela » renvoie au discours narrativisé.)
Cet incipit est composé en diptyque, dont les deux parties se répondent. Dans ce jeu de miroirs, le narrateur trouve son pendant en Jacques et le lecteur a pour double le maître tout comme le narrateur (« Du lieu le plus prochain », Jacques pratique l’esquive « le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?/ Qui le sait »). Face à son reflet, le lecteur prend conscience de son rôle et peut réfléchir à son statut. Le lecteur devient ainsi actif dans la lecture.
b. Du rapport maître/valet aux relations de Jacques et son
maître
• Un héritage
littéraire
- L’héritage théâtral
Le couple que forment Jacques et son maître se situe dans la tradition des personnages de maîtres et de valets ou de servantes que l’on trouve au théâtre, où la part belle est faite au serviteur qu’il s’agisse des personnages de Molière (Scapin), de Goldoni (Arlequin) ou de Marivaux (Arlequin) et plus tard Beaumarchais (Figaro). Qui plus est, leur dialogue est composé de répliques relevant du genre théâtral.
- L’héritage du roman picaresque
Ce duo doit également quelques traits aux personnages de Don Quichotte, lui-même héritier du roman picaresque. Le picaro est un personnage issu d’un milieu populaire qui chemine au gré d’aventures au cours desquels il s’illustre par sa gaieté, sa ruse et son courage. Or Jacques, d’après ces dires, est d’origine paysanne, aime la boisson et a fait la guerre.
• Une dénomination connotée
Si le maître n’est déterminé que socialement, en tant que maître, le nom de Jacques en revanche est fortement connoté. Le prénom Jacques renvoie aux jacqueries, ces révoltes de paysans qui éclatèrent au 14e siècle.
Ce prénom contribue donc à caractériser le personnage, par ailleurs présenté de façon bien plus complète que le maître : l’incipit nous donne des indications sur son tempérament (mauvais caractère : phrases exclamatives, juron), ses habitudes (boisson), sa doxa (le fatalisme), son ambiguïté (il est « boiteux », comme le diable auquel il sera assimilé plus tard dans le roman). Jacques, personnage éponyme (il a donné son nom à l’œuvre), est doté de bien plus d’épaisseur que son maître.
• Remise en cause de l’ordre établi : des rapports sociaux inversés
Cette inversion des rapports ne passe pas par les canaux habituels (supériorité du serviteur sur le maître en matière de ruse). Ici, le pouvoir est verbal.
- Le maître n’a pas l’apanage de la parole. Souvent muet, simple auditeur, il a pour fonction de relancer le discours de Jacques par ses commentaires, ses interruptions (« Vous l’avez deviné ») et ses questions.
- Jacques quant à lui possède un réel talent de conteur : il sait susciter l’intérêt en pratiquant l’art du suspense : « Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret ! » ; en ménageant la curiosité de son auditeur :« Tu as donc été amoureux ? / Si je l’ai été ! » ; en dynamisant son récit par l’emploi du présent de narration dans le cadre de phrases courtes, au rythme rapide : « Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. »
- L’héritage théâtral
Le couple que forment Jacques et son maître se situe dans la tradition des personnages de maîtres et de valets ou de servantes que l’on trouve au théâtre, où la part belle est faite au serviteur qu’il s’agisse des personnages de Molière (Scapin), de Goldoni (Arlequin) ou de Marivaux (Arlequin) et plus tard Beaumarchais (Figaro). Qui plus est, leur dialogue est composé de répliques relevant du genre théâtral.
- L’héritage du roman picaresque
Ce duo doit également quelques traits aux personnages de Don Quichotte, lui-même héritier du roman picaresque. Le picaro est un personnage issu d’un milieu populaire qui chemine au gré d’aventures au cours desquels il s’illustre par sa gaieté, sa ruse et son courage. Or Jacques, d’après ces dires, est d’origine paysanne, aime la boisson et a fait la guerre.
• Une dénomination connotée
Si le maître n’est déterminé que socialement, en tant que maître, le nom de Jacques en revanche est fortement connoté. Le prénom Jacques renvoie aux jacqueries, ces révoltes de paysans qui éclatèrent au 14e siècle.
Ce prénom contribue donc à caractériser le personnage, par ailleurs présenté de façon bien plus complète que le maître : l’incipit nous donne des indications sur son tempérament (mauvais caractère : phrases exclamatives, juron), ses habitudes (boisson), sa doxa (le fatalisme), son ambiguïté (il est « boiteux », comme le diable auquel il sera assimilé plus tard dans le roman). Jacques, personnage éponyme (il a donné son nom à l’œuvre), est doté de bien plus d’épaisseur que son maître.
• Remise en cause de l’ordre établi : des rapports sociaux inversés
Cette inversion des rapports ne passe pas par les canaux habituels (supériorité du serviteur sur le maître en matière de ruse). Ici, le pouvoir est verbal.
- Le maître n’a pas l’apanage de la parole. Souvent muet, simple auditeur, il a pour fonction de relancer le discours de Jacques par ses commentaires, ses interruptions (« Vous l’avez deviné ») et ses questions.
- Jacques quant à lui possède un réel talent de conteur : il sait susciter l’intérêt en pratiquant l’art du suspense : « Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret ! » ; en ménageant la curiosité de son auditeur :« Tu as donc été amoureux ? / Si je l’ai été ! » ; en dynamisant son récit par l’emploi du présent de narration dans le cadre de phrases courtes, au rythme rapide : « Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. »
c. Le roman comme champ d’expérimentation de la
liberté humaine
• Le fatalisme de
Jacques
Jacques est un valet doté d’une philosophie qui le définit dès le titre (Jacques le Fataliste) : « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas [est] écrit là-haut » ; « cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard ».
Ce fatalisme relève du déterminisme qui retire à l’homme toute responsabilité et toute liberté. Pourtant, l’homme, au même titre que Jacques, bien que conscient de ce « mensonge » qu’est la liberté, reste la dupe de ce qui n’est qu’un leurre.
Jacques utilise le rapport de cause à effet selon lequel un événement constitue à la fois l’effet d’un événement qui le précède et la cause d’un événement à suivre : « Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. »
• Hasard et liberté
Opposé à cette conception, le maître prétendra au fil du roman se sentir libre et s’en remet d’ores et déjà au « hasard », dont la mention encadre l’incipit : « Par hasard » dit le narrateur à l’orée du texte ; « A tout hasard, commence toujours… » dit le maître pour clore le passage.
• Démiurgie littéraire et déterminisme romanesque
La métaphore de la gourmette et le terme d’« aventures » possèdent un double sens : en concernant Jacques, ils caractérisent également le genre romanesque. De sorte que le roman peut être considéré comme une création et l’auteur comme un démiurge, décidant par avance du sort de ses personnages dont les « aventures » s’enchaînent comme les « chaînons d’une gourmette ». Diderot, matérialiste et non pas fataliste car il est athée, se sent comme ses personnages, partie prenante d’un processus de causalité.
Jacques est un valet doté d’une philosophie qui le définit dès le titre (Jacques le Fataliste) : « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas [est] écrit là-haut » ; « cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard ».
Ce fatalisme relève du déterminisme qui retire à l’homme toute responsabilité et toute liberté. Pourtant, l’homme, au même titre que Jacques, bien que conscient de ce « mensonge » qu’est la liberté, reste la dupe de ce qui n’est qu’un leurre.
Jacques utilise le rapport de cause à effet selon lequel un événement constitue à la fois l’effet d’un événement qui le précède et la cause d’un événement à suivre : « Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. »
• Hasard et liberté
Opposé à cette conception, le maître prétendra au fil du roman se sentir libre et s’en remet d’ores et déjà au « hasard », dont la mention encadre l’incipit : « Par hasard » dit le narrateur à l’orée du texte ; « A tout hasard, commence toujours… » dit le maître pour clore le passage.
• Démiurgie littéraire et déterminisme romanesque
La métaphore de la gourmette et le terme d’« aventures » possèdent un double sens : en concernant Jacques, ils caractérisent également le genre romanesque. De sorte que le roman peut être considéré comme une création et l’auteur comme un démiurge, décidant par avance du sort de ses personnages dont les « aventures » s’enchaînent comme les « chaînons d’une gourmette ». Diderot, matérialiste et non pas fataliste car il est athée, se sent comme ses personnages, partie prenante d’un processus de causalité.
Conclusion
Tout en prétendant remettre en cause les principes du roman traditionnel, l’incipit répond finalement mais de manière détournée, aux attentes du lecteur : les personnages nous sont présentés, et l’illusion romanesque opère malgré tout, en nous proposant comme horizon le récit des amours de Jacques, même si nous apprendrons par la suite qu’au lieu de constituer une fin, ces amours n’auront été qu’un prétexte.
Cette mise à distance des principes du romanesque est l’occasion pour le lecteur de réfléchir sur son statut et de parvenir à une lecture critique, consciente d’elle-même. Tout en prétendant plaire et instruire, l’auteur rend ses lettres de noblesse à un genre sur lequel il réfléchit et dont il examine les possibilités, en en faisant un terrain d’expérimentation philosophique puisqu’il pose, à travers lui, la question de la liberté humaine.
Tout en prétendant remettre en cause les principes du roman traditionnel, l’incipit répond finalement mais de manière détournée, aux attentes du lecteur : les personnages nous sont présentés, et l’illusion romanesque opère malgré tout, en nous proposant comme horizon le récit des amours de Jacques, même si nous apprendrons par la suite qu’au lieu de constituer une fin, ces amours n’auront été qu’un prétexte.
Cette mise à distance des principes du romanesque est l’occasion pour le lecteur de réfléchir sur son statut et de parvenir à une lecture critique, consciente d’elle-même. Tout en prétendant plaire et instruire, l’auteur rend ses lettres de noblesse à un genre sur lequel il réfléchit et dont il examine les possibilités, en en faisant un terrain d’expérimentation philosophique puisqu’il pose, à travers lui, la question de la liberté humaine.
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