Le monde en nombre
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- Comprendre comment les représentations mathématiques se sont imposées dans notre compréhension du monde.
- Jusqu’au XVIIe siècle, le monde matériel était jugé trop imparfait pour pouvoir être compris par des moyens mathématiques exacts.
- Dans un premier temps, les sciences se limitent à observer, mesurer et décrire ; dans un deuxième temps, elles s’appliquent à prévoir les phénomènes.
- Aujourd’hui, les physiciens ne s’interrogent plus sur le pourquoi de l’univers et cherchent plutôt à comprendre comment il fonctionne.
La compréhension scientifique des phénomènes naturels ou sociaux s’exprime aujourd’hui dans des formules mathématiques, des proportions ou des courbes. L’astronomie ou la physique calculent avec précision les mouvements des corps observés. Des analyses chimiques exactes de notre sang déterminent notre état de santé. Les démographes prévoient l’évolution de la population grâce aux taux de natalité et de mortalité. Même le bonheur est calculé avec l’indice de développement humain, censé mesurer le degré de satisfaction des habitants d’un pays. Mais cette mathématisation des sciences, si évidente pour nous, est en fait assez tardive : elle commence il y a environ 500 ans.
Si vous feuilletez la Physique d’Aristote, vous n’y trouverez aucune formule mathématique. Écrite 400 ans avant notre ère, l’œuvre d’Aristote a pourtant fait largement autorité parmi les scientifiques jusqu’au XVIIe siècle. L’absence des mathématiques y était la conséquence d’une théorie : notre monde matériel est trop imparfait et imprécis pour pouvoir être compris par des moyens mathématiques abstraits et exacts. Aucun scientifique ne cherchait donc des applications physiques aux outils mathématiques alors disponibles. Cette théorie explique en partie pourquoi les mathématiques s’introduisent d’abord dans notre vision de l’univers à travers la peinture (et non dans la science), au début du XVe siècle, afin de résoudre un problème esthétique. Les artistes de l’Antiquité créaient habilement l’illusion de la profondeur, mais ils ignoraient les lois mathématiques qui font diminuer la taille des objets à mesure qu’ils s’éloignent. C’est un architecte, Brunelleschi (1377-1446), qui trouve la solution mathématique à ce problème en inventant la perspective. L’une des premières œuvres réalisées en appliquant ces règles est une fresque de Masaccio, visible à Florence : La Sainte-Trinité, la Vierge, saint Jean et les donateurs (1425-1428). C’est également pourquoi Galilée (1564-1642) inaugure la révolution scientifique dont nous sommes les héritiers quand il déclare que l’univers est un livre « écrit en langage mathématique [dont] les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot » (L’Essayeur, 1623). Ses successeurs (Descartes, Newton, Leibniz, Einstein...) lui donneront raison en mathématisant rigoureusement la science physique, qui deviendra ainsi jusqu’à aujourd’hui le modèle d’une science accomplie.
Inspirés par les succès théoriques et pratiques de la physique, de nombreux savants vont essayer durant les siècles suivants d’introduire les mathématiques dans leurs domaines de recherche. Il ne s’agit alors pas seulement d’utiliser les mathématiques pour représenter un objet existant, avec des mesures quantitatives, mais de trouver des lois formulées mathématiquement qui permettent de prévoir les phénomènes le plus précisément possible. Mesurer la durée d’une éclipse solaire a, par exemple, moins d’intérêt que de pouvoir déterminer a priori quand se produiront toutes les éclipses solaires lors du siècle à venir. Les sciences de la nature, telles que la chimie et la biologie, ont bien entendu été les premières à essayer de prendre le chemin des mathématiques.
Très vite, l’ambition de devenir le « Galilée des sciences humaines, politiques et morales » a saisi les philosophes. En France par exemple, Auguste Comte (1798-1857) invente le mot de « sociologie », qu’il considère littéralement comme une « physique sociale » capable de décrire et de prévoir le devenir des sociétés grâce à des lois. À sa suite, Émile Durkheim (1858-1917) fonde la sociologie sur l’idée que les faits sociaux sont des choses que l’on peut étudier comme des faits physiques. Dans son essai sur le suicide (1897), Durkheim met sa théorie en l’épreuve en montrant que le suicide est moins un phénomène strictement individuel et arbitraire qu’une tendance sociale observable avec des statistiques assez stables d’une année sur l’autre dans une société donnée.
La mathématisation de l’univers a entrainé la destruction du cosmos antique et médiéval, c’est-à-dire de l’idée que les phénomènes naturels s’ordonnent harmonieusement dans une hiérarchie décrétée et garantie par Dieu. Les physiciens ne se demandent plus quelle est la raison de la Création, mais seulement comment les causes naturelles opèrent. Il est possible de voir là un divorce discutable entre les questions de valeurs et les questions de faits. De nombreux penseurs sont allés plus loin en dénonçant la destruction scientifique de la poésie supposée du monde. Même les couleurs qui enchantent nos yeux sont réduites à de banales longueurs d’ondes. Ce courant de pensée, souvent hostile aux sciences, insiste de préférence sur des phénomènes (humains) qui seraient absolument concrets, singuliers et surtout irréductibles aux lois générales des sciences mathématisées. Cela nourrit l’espoir cher à certains que la science ne peut heureusement pas tout expliquer. Sans vouloir trancher ce vieux débat, nous pourrions aussi trouver de la beauté et de la poésie dans un univers animé par une gigantesque formule mathématique. Qui pourrait refuser sans hésitation de partager la perception du monde atteinte par le héros Neo à la fin du film Matrix (1999), quand la trame mathématique ultime de la réalité devient directement visible et compréhensible ?
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