L'opinion est traditionnellement ce que le discours philosophique
s'évertue à réduire et à chasser. La
considérant comme un type de connaissance
inférieure et empirique, la philosophie l'oppose
couramment à tout discours cherchant à atteindre
une certaine vérité. N'a-t-elle donc rien à
voir avec la vérité ?
1. L'opinion se donne pour vraie
a. L'opinion avant la connaissance
Avoir une opinion, c'est déjà tenir quelque chose
pour vrai. Et on peut souvent se demander quelle part de
vérité telle ou telle opinion comporte.
Ainsi, si je considère que tout corps animé d'un
mouvement doit s'arrêter au bout d'un moment et que je
n'en dis pas plus, c'est là une simple opinion. Elle
peut être dite fausse puisque, en vertu du principe
d'inertie, le corps en mouvement n'a aucune raison de
s'arrêter s'il n'est empêché (par des forces
de frottements par exemple). Mais, inversement, cette
affirmation est on ne peut plus vraie puisque, de fait, je ne
rencontrerai jamais au cours de ma vie un objet animé
d'un mouvement perpétuel.
Mon opinion a donc au moins le mérite d'être en
accord avec toute expérience possible pour moi. Elle a
quelque chose à voir avec la connaissance puisqu'elle se
présente comme jugement à propos d'une
réalité et qu'elle nie du même coup
l'opinion contraire.
b. L'opinion ne se discute pas
Si l'opinion peut être vraie, elle est en revanche
incapable de dire pourquoi elle l'est. Sa force de persuasion
dépend essentiellement de la rhétorique
déployée pour l'énoncer. Dans de nombreux
dialogues de Platon, la seule force du sophiste est de faire
montre d'un certain charme et d'un pouvoir de susciter
l'admiration pour imposer ce qui n'est qu'une opinion. Mais la
persuasion n'est pas la conviction, et l'opinion est proprement
impuissante à convaincre véritablement puisqu'elle
ne se laisse pas questionner : accepter d'examiner et de
critiquer son opinion, c'est sortir du registre de l'opinion pour
entrer dans la pensée réflexive. Au contraire,
l'opinion s'impose et elle n'est opinion que dans la mesure
où elle ne se discute pas.
c. La vérité du point de vue
L'opinion ne serait alors qu'un simple point de vue personnel, un
jugement indéfectiblement attaché au sujet qui
l'énonce. Si l'opinion dit une vérité, c'est
celle d'un sujet particulier. La vérité de
l'opinion est éminemment relative. Est-on dès lors
encore en droit de parler de vérité ?
2. L'opinion ne peut accéder à la
vérité
a. « L'opinion a en droit toujours tort »
Dire que l'on ne peut accéder pleinement à la
vérité conduit à adopter un point de vue
sceptique ; dire en revanche que les différentes
opinions contiennent la vérité, c'est faire de la
vérité un non-sens puisque des propos
contradictoires deviendraient alors également vrais.
Il semble donc plus pertinent de poser qu'il ne saurait
être question de vérité à propos de
l'opinion et de rappeler avec Bachelard que
« l'opinion a, en droit, toujours tort »
(La Formation de l'esprit scientifique). C'est en
droit, dit Bachelard, que l'opinion a toujours tort et non
en fait. Il ne s'agit donc pas de dire qu'il arrive
à l'opinion d'être fausse ni même qu'elle
est toujours fausse, mais plutôt qu'elle ne saurait
être vraie.
b. Vérité formelle et vérité
matérielle
La vérité formelle désigne l'absence de
contradiction d'un discours ou d'un raisonnement qui pourra
dès lors être appelé raisonnement valide. On
parle aussi en logique moderne de consistance.
La vérité matérielle désigne, quant
à elle, l'adéquation entre mon jugement et la
réalité (voir Kant,
Critique de la raison
pure, Logique transcendantale).
L'opinion peut sembler matériellement vraie mais, comme
le note Bachelard, « s'il arrive [à la
science] sur un point particulier, de légitimer
l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent
l'opinion ». Lorsque l'opinion rencontre la
vérité, ce n'est que pur hasard.
c. L'opinion se passe des critères de vérité
L'opinion n'est jamais formellement fausse non plus. L'absence de
toute formalisation est justement ce qui la caractérise.
Elle peut être utile ou pertinente mais elle n'a pas de
valeur de vérité. « L'opinion ne pense
pas », toujours selon Bachelard, et elle ne peut avoir
accès à la vérité. Elle est
même un obstacle dans l'acheminement vers la
vérité : Bachelard conclut que « on
ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la
détruire ». Il n'y a donc pas d'opinion vraie
et une théorie fausse (en désaccord avec le
réel) est toujours plus vraie que toute opinion
« vraie », puisqu'elle répond au
moins au critère de vérité formelle.
L'opinion ne s'évalue pas à la lumière de la
vérité.
3. La vérité de l'opinion
a. Reconsidérer le problème
Si l'on peut aisément admettre que l'opinion est en droit,
c'est-à-dire en vertu même de sa définition
et des modalités de son élaboration, incapable de
toute vérité comprise comme ce qui peut produire
une certitude rationnelle et réflexive (en particulier
dans une démonstration à caractère
scientifique), cela ne doit pas nous interdire de
réfléchir à l'idée d'une
vérité de l'opinion, en prenant ce terme de
vérité dans une acception plus large et plus
lâche.
b. Une vérité du sujet
L'opinion en dit plus sur celui qui l'énonce que sur son
objet. Lorsque Pascal, dans ses Pensées, parle de
« Vérité en deçà des
Pyrénées, erreur au-delà », il ne
laisse pas entendre qu'il y aurait plusieurs
vérités mais simplement que concernant certains
domaines, comme la justice en l'occurrence, il n'y a que des
opinions considérées comme vérités et
qui révèlent le caractère et la
mentalité des sujets qui émettent ces opinions.
c. L'opinion est sincère
Enoncer son opinion c'est parler « en son âme et
conscience ». La vérité de l'opinion se
situe au-delà d'elle-même : non dans ce qu'elle
dit mais dans le fait même qu'elle se dise. L'opinion est
vraie parce qu'elle correspond à un sentiment vrai et
authentique.
On ne peut négliger cet aspect de la
vérité de l'opinion, surtout si l'on
considère l'importance que l'opinion prend dans les
sociétés démocratiques modernes et
notamment l'importance du référendum comme preuve
directe de la souveraineté du peuple. Nous ne sommes
jamais certain que l'issue d'un vote corresponde à une
vérité politique et garantisse la justice. En
revanche, il existe une vérité très
particulière et qui est celle de l'opinion qui se donne
comme devoir de s'exprimer en toute bonne foi.