Le mot « explication », du latin
explicare, signifie littéralement :
« déplier », suivant une
métaphore du « pli » et du
« dépliement » qui implique
qu'expliquer consiste à faire
apparaître ce qui était auparavant
caché, à découvrir ce qui
était auparavant dissimulé et inconnu.
Le problème précis que pose alors la notion
d'explication n'est pas seulement celui, assez superficiel
à vrai dire, qui consisterait à se demander
s'il est souhaitable de laisser demeurer une part de
« mystère » dans
l'existence humaine, mais il s'agit plutôt de se demander
si, là où une connaissance est souhaitable ou
possible, elle doit cependant toujours consister à
expliquer, c'est-à-dire comme l'écrivait
Pierre Duhem à
« dépouiller la réalité des
apparences qui l'enveloppent comme des voiles, afin de voir
cette réalité face à
face » ? (La théorie
physique, I, 1, § 1).
1. L'explication comme tâche métaphysique
plutôt que scientifique
a. L'explication comme recherche des causes
Expliquer, au sens le plus classique, c'est pouvoir
énoncer les
causes, le
« pourquoi » des
phénomènes observés : expliquer
un phénomène naturel (par exemple le fait
qu'un aimant attire un morceau de fer), c'est pouvoir
énoncer ses causes, que nous n'apercevons pas
d'abord (par exemple dans le cas de la théorie
atomiste, en termes de mouvements de corpuscules
magnétiques invisibles).
b. L'explication comme recherche des principes
premiers
Plus radicalement parfois, expliquer, c'est rechercher
des causes ou des principes premiers,
c'est-à-dire ceux au-delà desquels on n'a
plus à remonter ni à chercher aucune cause
antérieure ; il s'agit en d'autres termes de
trouver l'origine absolue de toutes choses :
la volonté et la création divines par
exemple, qui sont pour la métaphysique classique
« l'origine
radicale » de toutes choses,
suivant la formule de Leibniz.
c. Tout expliquer : une volonté
contradictoire
Or il n'est pas certain que la science se doive ainsi de
rechercher des causes, et particulièrement des
causes premières et absolues : selon
Auguste Comte, une telle
tendance à vouloir tout expliquer par des
causes est ce qui est caractéristique au contraire
de l'enfance de l'humanité, de l'esprit théologique ou
métaphysique, et non point de ce qu'il
appelle l'esprit positif, ou proprement scientifique,
puisqu'elle consiste à poser (ou à
imaginer) des causes invisibles qui prétendent
rendre compte du visible.
La volonté, comme le dira Pierre Duhem, de découvrir la
nature et les causes cachées des
phénomènes ne saurait être celle de
la science, car elle conduit celle-ci à
dépendre de thèses métaphysiques
qui demeurent incertaines ou discutables : celui
qui explique l'ensemble des phénomènes en
posant l'existence d'atomes invisibles et impalpables ne
peut ultimement justifier l'existence de ceux-ci.
En d'autres termes, la volonté de tout expliquer
nous conduit bien souvent, paradoxalement, à
poser de l'inexplicable : elle serait en
elle-même contradictoire et conduirait
à une pure et simple impossibilité.
2. Expliquer ou décrire : le problème
des sciences de la nature
a. Expliquer, est-ce rechercher des causes ou
énoncer des lois ?
Si l'on veut continuer de parler d'explication dans
les sciences, il faut donc définir autrement
ce mot. On a pu dire alors qu'expliquer consiste, non
à énoncer des causes, mais à
ramener les phénomènes à des
lois universelles :
expliquer le mouvement des corps dans l'univers, c'est
pouvoir énoncer la loi universelle du mouvement,
sous une forme mathématique, à la
façon de Newton,
et ce, en renonçant à toute
hypothèse explicative quant aux causes
cachées de ces mouvements – ce que
signifie précisément la formule de
Newton : « je ne forge pas
d'hypothèses ».
b. L'observation et le renoncement à la
recherche des causes
Or la découverte et l'énoncé des
lois de la nature implique de renoncer à la
recherche de causes cachées ou
premières, au profit de la tâche qui
consiste à observer les
phénomènes apparents comme tels, leur
ordre, leur liaison régulière, etc. pour
établir entre eux des relations mesurables,
calculables, donnant lieu à des
énoncés mathématiques.
En d'autres termes, comme l'écrit Auguste Comte, le véritable
esprit scientifique, l'esprit
positif, implique de « substituer
partout, à l'inaccessible détermination des
causes proprement dites, la simple recherche des
lois, c'est-à-dire des relations constantes
qui existent entre les phénomènes
observés », et ce sans chercher
à pénétrer leurs mécanismes
cachés, « le mystère de leur
mode de production » (Discours sur l'esprit
positif, § 12).
c. La science comme simple description ou
représentation de la réalité
La volonté de « tout
expliquer », on le voit, est une
volonté dangereuse car excessive :
à vouloir tout expliquer, on risque d'être
amené à préférer se donner,
comme l'écrivait Nietzsche, « n'importe
quelle explication » plutôt que
« pas d'explication du tout »,
pour se rassurer, avoir l'impression de mieux
maîtriser le monde – et cela
même si l'explication est imaginaire ou
inventée.
La science doit donc se donner l'objectif plus modeste de
décrire les apparences, les
phénomènes, en usant d'un langage
symbolique (et non du langage commun) : le
langage
mathématique, qui permet de faire en
sorte que cette description soit précise.
On pourra dire aussi en ce sens avec Pierre Duhem qu'une théorie
physique est « non une explication, mais une
représentation de la nature »
sous forme mathématique.
3. Expliquer ou comprendre : le problème des
sciences humaines
a. Les phénomènes humains ne peuvent
être expliqués
Que l'on définisse l'explication comme
recherche de causes ou énonciations de
lois, il faut dire que la spécificité des êtres
humains (êtres complexes
doués d'une intériorité psychique,
de liberté, etc.) fait qu'ils ne sauraient
jamais être étudiés exactement comme
on étudie les phénomènes naturels.
Il n'est pas certain que l'on puisse
« expliquer » une action
humaine par l'énoncé d'une simple cause
matérielle, non plus que découvrir des lois
universelles des actions humaines, toujours
singulières et variables.
b. La spécificité des sciences
humaines
Du fait de la spécificité de leur objet,
les sciences humaines
doivent sans doute alors user de méthodes tout
autres que celles des sciences de la nature : elles
doivent au contraire, dit Wilhelm Dilthey,
« déterminer elles-mêmes leurs
méthodes en fonction de leur
objet ».
c. Les phénomènes humains
doivent être compris plutôt
qu'expliqués
L'esprit humain se donne à nous, non pas
d'abord comme ensemble de phénomènes
extérieurs et simplement juxtaposés, mais
comme phénomène interne et
fonctionnant comme un tout mouvant et vivant : pour
l'étudier sans le dissoudre, il ne faut pas
vouloir l'analyser ni l'expliquer, mais
l'appréhender comme totalité, et
interpréter chaque phénomène
particulier (par exemple un sentiment ou une action
donnés) dans le contexte de cette totalité
– ce que Dilthey appelle
« comprendre » la vie
psychique.
De même dans le cadre de cette science humaine
qu'est l'histoire, le travail de l'historien ne
peut consister à énoncer seulement des
causes, moins encore des lois d'événements
absolument singuliers : mais il doit tenter de
comprendre chaque événement dans le
contexte social, culturel, politique, etc. qui est le
sien.
On peut dire que la notion d'explication est une notion
plutôt faible, et que la connaissance ou la science
n'ont nullement en vue comme on le croit souvent de tout
« expliquer », mais bien
plutôt de décrire, en les
interprétant dans une perspective
particulière (recherche d'une
légalité mathématique, ou d'une
intelligibilité proprement humaine) soit les
phénomènes naturels, soit les
phénomènes humains.
Pour aller plus loin
Comte Auguste, Discours sur l'esprit positif,
in Philosophie des sciences : sur la distinction
entre les trois états ou
« esprits » de l'humanité, et la
définition de l'esprit positif.
Duhem Pierre, La théorie physique. Son objet, sa
structure (I, 1) : sur le refus de
concevoir la science physique comme explication.
Dilthey Wilhelm, Le Monde de l'esprit :
sur la distinction entre explication et compréhension
dans les sciences humaines.
Nietzsche Friedrich, Crépuscule des
idoles (« Les quatre grandes
erreurs », § 5) : sur la critique
de « l'explication » en tant que moyen
d'éliminer l'inquiétude, le sentiment de
danger, en ramenant toujours « l'inconnu à
du bien connu ».