Faut-il être seul pour être soi-même ?
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La question posée laisse sous-entendre que nous ne
serions vraiment nous-même que dans la solitude, face à nous-même.
Cela suppose encore que lorsque nous sommes avec les autres,
nous ne sommes pas véritablement nous-même.
Avec les autres, nous chercherions surtout à
« paraître » ; nous
perdons notre authenticité, et nous éloignons de
nous-même; nous nous constituons une
personnalité factice. On peut en effet affirmer
que le « paraître » dissimule
l’être. Mais si « être
soi-même », c’est être
authentique, en quoi consiste exactement cette authenticité ?
Il n’est en outre pas évident d’admettre que les relations avec les autres nous éloignent de nous-mêmes ; on pourrait au contraire affirmer qu’ils nous permettent de savoir qui nous sommes. Pour se connaître soi-même, nous avons besoin des autres. Nous avons besoin d’échanger des idées et des points de vue, d’établir un dialogue. Un monde sans autres serait appauvri, voire impossible. Nous ne pouvons demeurer toujours seul avec nous-même, nous contenter d’un dialogue de soi avec soi.
Se demander s’il faut être seul pour être soi-même, c’est s’interroger, en fait, sur le rapport entre la solitude et l’authenticité de l’individu.
Il n’est en outre pas évident d’admettre que les relations avec les autres nous éloignent de nous-mêmes ; on pourrait au contraire affirmer qu’ils nous permettent de savoir qui nous sommes. Pour se connaître soi-même, nous avons besoin des autres. Nous avons besoin d’échanger des idées et des points de vue, d’établir un dialogue. Un monde sans autres serait appauvri, voire impossible. Nous ne pouvons demeurer toujours seul avec nous-même, nous contenter d’un dialogue de soi avec soi.
Se demander s’il faut être seul pour être soi-même, c’est s’interroger, en fait, sur le rapport entre la solitude et l’authenticité de l’individu.
1. Les autres nous empêchent d'accéder
à nous-même
a. Renoncer à la société pour
recouvrir son authenticité
Les Confessions sont, pour Rousseau (1712-1778),
l’aboutissement d’un projet, celui de
raconter qui il est, de manière absolument
authentique : « Je veux montrer
à mes semblables un homme dans toute la
vérité de sa nature ; et cet
homme, ce sera moi ». Rousseau fait de
l’authenticité et de la solitude un
même état. On ne pourrait être soi-même que dans la
solitude.
Rousseau fuit ces « autres » qui, selon ses propres termes, l’ont « plongé dans la misère ». Il rejette le « tourbillon du monde » (il parle aussi de « torrent du monde »), pour lequel il ne se sent pas fait. Il comprend qu’il faut « cesser de chercher parmi les hommes le bonheur » qu’il « sent ne pouvoir y trouver ». (Les rêveries du promeneur solitaire, Troisième promenade). Il lui faut se « délivrer de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances », qui font partie de la vie avec les autres.
Renoncer au paraître passe par un changement d’aspect : « (…) plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap ». Pour accéder à lui-même, pour définitivement se soustraire au jugement des autres, Rousseau accomplit une révolution personnelle. Il entreprend de renoncer au monde, au « tumulte de la société » et de s’accomplir dans une solitude absolue, solitude pour laquelle il se sent fait.
Rousseau fuit ces « autres » qui, selon ses propres termes, l’ont « plongé dans la misère ». Il rejette le « tourbillon du monde » (il parle aussi de « torrent du monde »), pour lequel il ne se sent pas fait. Il comprend qu’il faut « cesser de chercher parmi les hommes le bonheur » qu’il « sent ne pouvoir y trouver ». (Les rêveries du promeneur solitaire, Troisième promenade). Il lui faut se « délivrer de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances », qui font partie de la vie avec les autres.
Renoncer au paraître passe par un changement d’aspect : « (…) plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap ». Pour accéder à lui-même, pour définitivement se soustraire au jugement des autres, Rousseau accomplit une révolution personnelle. Il entreprend de renoncer au monde, au « tumulte de la société » et de s’accomplir dans une solitude absolue, solitude pour laquelle il se sent fait.
b. La peur de la solitude masque la peur d'affronter
le vide existentiel
À travers l’analyse que Pascal (1623-1662) fait du
divertissement, le
philosophe critique, d’une autre manière,
l’agitation du monde, et la propension
qu’ont les hommes à chercher toujours
à se mêler à cette agitation :
ils cherchent en fait, montre Pascal, à se fuir
eux-mêmes, et en particulier à
fuir l’idée de la
mort, qui est pourtant inexorablement
liée à leur existence.
« J’ai découvert que tout le
malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne
savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme
qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez
soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la
mer ou au siège d'une place »
(Pensées, 168). Se divertir
évite donc de penser à la mort. La peur
de solitude, selon Pascal, est la peur
d’être contraint à
réfléchir sur la condition
humaine : « (…) de là vient
que le plaisir de la solitude est une chose
incompréhensible ».
On trouve, par ailleurs, dans les Essais (I, 20) de Montaigne (1533-1592) une analyse semblable : « Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas ».
Chacun à leur manière, Pascal, Montaigne ou Rousseau ont montré en quoi la solitude était nécessaire à l’homme pour se comprendre et savoir qui il est : pour atteindre le fond des choses, ou encore ce que nous avons pu nommer l’« authenticité » de soi-même, il est nécessaire de s’isoler.
On trouve, par ailleurs, dans les Essais (I, 20) de Montaigne (1533-1592) une analyse semblable : « Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas ».
Chacun à leur manière, Pascal, Montaigne ou Rousseau ont montré en quoi la solitude était nécessaire à l’homme pour se comprendre et savoir qui il est : pour atteindre le fond des choses, ou encore ce que nous avons pu nommer l’« authenticité » de soi-même, il est nécessaire de s’isoler.
2. L'enfer, c'est les autres
a. Le regard de l'autre me renvoie à
moi-même
Sartre (1905-1980), en
faisant dire au personnage de Garcin, dans la
pièce Huis clos, que
« l’enfer, c’est les
autres », n’a pas voulu signifier
que les rapports avec les autres étaient toujours
empoisonnés. Sartre explique, en 1964 :
« C’est tout autre chose que je veux
dire. Je veux dire que si les rapports avec les autres
sont tordus, viciés, alors l’autre ne
peut être que l’enfer ».
Sartre estime en effet que lorsque nous essayons de nous connaître, nous utilisons nécessairement les jugements d’autrui ; le regard des autres est indispensable à la connaissance de nous-même. Cela ne veut pas dire que les autres nous connaissent mieux que moi-même. Mais si nos rapports avec les autres ne sont pas bons, alors, en effet, le regard qu’ils portent sur nous devient insoutenable.
Sartre estime en effet que lorsque nous essayons de nous connaître, nous utilisons nécessairement les jugements d’autrui ; le regard des autres est indispensable à la connaissance de nous-même. Cela ne veut pas dire que les autres nous connaissent mieux que moi-même. Mais si nos rapports avec les autres ne sont pas bons, alors, en effet, le regard qu’ils portent sur nous devient insoutenable.
b. L'expérience de la honte, le regard de
l'autre m'aliène
De façon plus générale, chez
Sartre,
l’existence authentique passe par le regard
d’autrui. L’analyse par Sartre de ce
qu’est la honte,
à travers l’exemple de quelqu’un
surpris par un autre alors qu’il regarde,
par jalousie, par le trou d’une serrure, traduit
cette idée : « j’ai honte de ce que je
suis. La honte réalise donc une relation intime
de moi avec moi. La honte dans sa structure
première est honte devant quelqu’un. Je
viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste
est collé à moi, je ne le juge ni ne le
blâme (…) Mais voici tout à coup que
je lève la tête : quelqu’un
était là et m’a vu. Je
réalise tout à coup la vulgarité de
mon geste et j’ai honte. »
(L’Être et le Néant,
Troisième partie, chapitre 1,
§ 1).
La honte naît avec l’apparition d’autrui qui me voit, si je commets un geste déplacé. En me regardant regarder par la trou de la serrure, autrui me fige en tant qu’être jaloux, en un sens, il fige mon identité, mon être dont je me trouve dessaisi. J’accède ainsi à une conscience de mon existence (celle que l’autre a de moi) différente de la conscience que j’en ai pour moi-même. Je suis contraint d’assumer cette existence nouvelle, celle que l’autre construit par son regard. Je suis obligé de reconnaître que je suis bien l’auteur d’un geste qui est dégradant pour moi. Je suis alors tel qu’autrui me voit. Autrui m’arrache à l’existence en tant qu’elle se réduirait à une pure intériorité. Je suis contraint de sortir de moi-même, et d’exister dans le monde. Pour Sartre, c’est finalement autrui qui me constitue tel que je suis en réalité. Le sentiment de honte m’arrache à moi-même.
De l’analyse que fait Sartre de la honte, nous retenons finalement que, d’une manière qui peut sembler paradoxale, nous avons à être ce que nous ne sommes pas, c’est-à-dire à être tel qu’autrui nous voit. Être authentique, c’est donc sortir de l’identité de soi à soi, c’est faire nôtre la différence qu’il introduit, par son regard, entre moi et moi-même.
La honte naît avec l’apparition d’autrui qui me voit, si je commets un geste déplacé. En me regardant regarder par la trou de la serrure, autrui me fige en tant qu’être jaloux, en un sens, il fige mon identité, mon être dont je me trouve dessaisi. J’accède ainsi à une conscience de mon existence (celle que l’autre a de moi) différente de la conscience que j’en ai pour moi-même. Je suis contraint d’assumer cette existence nouvelle, celle que l’autre construit par son regard. Je suis obligé de reconnaître que je suis bien l’auteur d’un geste qui est dégradant pour moi. Je suis alors tel qu’autrui me voit. Autrui m’arrache à l’existence en tant qu’elle se réduirait à une pure intériorité. Je suis contraint de sortir de moi-même, et d’exister dans le monde. Pour Sartre, c’est finalement autrui qui me constitue tel que je suis en réalité. Le sentiment de honte m’arrache à moi-même.
De l’analyse que fait Sartre de la honte, nous retenons finalement que, d’une manière qui peut sembler paradoxale, nous avons à être ce que nous ne sommes pas, c’est-à-dire à être tel qu’autrui nous voit. Être authentique, c’est donc sortir de l’identité de soi à soi, c’est faire nôtre la différence qu’il introduit, par son regard, entre moi et moi-même.
3. L'homme peut-il vivre seul ?
a. L'autre comme présence indispensable pour
mon épanouissement
On doit admettre que l’homme n’existe
jamais vraiment seul ; même si
Rousseau a le sentiment
de se retirer du monde, même si Pascal estime que l’homme, en
se jetant dans le tourbillon du monde, le fait pour
éviter de réfléchir sur
lui-même, cette solitude n’est pas
absolue.
La conscience de soi s’élabore parallèlement à la conscience que j’ai de l’autre, et la conscience que l’autre a de moi. Nous ne vivons jamais tout à fait sans les autres. Ne serait-ce que dans les premières années de sa vie, le nourrisson, puis le petit enfant doit sa survie à ceux qui prennent soin de lui et l’éduquent. Il acquiert notamment le langage, qui lui permet de communiquer avec les autres. Il ne pourrait pas se développer sans la présence des autres. L’anachorète ou l’ermite a lui aussi bénéficié d’une éducation, et partagé un monde avec d’autres avant de faire le choix de s’y soustraire. Et même s’il nous arrive d’être seul, parce que nous l’avons choisi ou parce que les circonstances nous y contraignent, les autres ne disparaissent pas pour autant de notre pensée, même s’ils ne sont pas physiquement présents.
La conscience de soi s’élabore parallèlement à la conscience que j’ai de l’autre, et la conscience que l’autre a de moi. Nous ne vivons jamais tout à fait sans les autres. Ne serait-ce que dans les premières années de sa vie, le nourrisson, puis le petit enfant doit sa survie à ceux qui prennent soin de lui et l’éduquent. Il acquiert notamment le langage, qui lui permet de communiquer avec les autres. Il ne pourrait pas se développer sans la présence des autres. L’anachorète ou l’ermite a lui aussi bénéficié d’une éducation, et partagé un monde avec d’autres avant de faire le choix de s’y soustraire. Et même s’il nous arrive d’être seul, parce que nous l’avons choisi ou parce que les circonstances nous y contraignent, les autres ne disparaissent pas pour autant de notre pensée, même s’ils ne sont pas physiquement présents.
b. L'homme est « un animal politique »
fait pour vivre dans la cité
Aristote
(384-322 av. J.-C.) considère que le
langage, comme le sens politique, sont,
chez l’homme, naturels. L’homme est
à la fois un « animal politique », et
un animal qui parle et échange des
idées (et non seulement en exprimant des
« sentiments » de plaisir et de
souffrance, comme peuvent le faire les animaux) avec les
autres, grâce au langage.
Hannah Arendt, philosophe américaine d’origine allemande (1906-1975), ayant étudié l’œuvre d’Aristote, insiste sur ce point, prolongeant sa pensée : « (…) le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains » (Vies politiques, 1974 pour la traduction française).
Hannah Arendt, philosophe américaine d’origine allemande (1906-1975), ayant étudié l’œuvre d’Aristote, insiste sur ce point, prolongeant sa pensée : « (…) le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains » (Vies politiques, 1974 pour la traduction française).
Conclusion
Pour être soi-même, l’homme a parfois
besoin d’être seul, et de soustraire à
la compagnie de ses semblables. C’est essentiellement
à travers les moments de solitude que nous explorons
notre intériorité. À
nous-même nous pouvons dire ce que nous dirions pas aux
autres. La méditation, qui peut être un
exercice philosophique à part entière
(Descartes écrit des Méditations
métaphysiques), nécessite que nous soyons
seul pour nous y livrer. La recherche de la solitude est
souvent associée, de manière plus
générale, à une quête de
spiritualité. Pour penser à Dieu en
toute sérénité, les religieuses se
retirent dans des couvents, les moines dans des
monastères, à l’abri du monde.
Cela ne signifie pas que nous devrions être seul pour être nous-même. La solitude, finalement, a un sens parce que les autres existent. Un monde commun nous est donné, que nous partageons avec les autres. S’il s’effaçait, nous aurions à le reconstruire. Certains philosophes ou sociologues considèrent aujourd’hui, constatant l’avènement de l’« ère de l’individu », que ce monde commun, bâti sur des valeurs partagées par tous, risque de disparaître. Tout dépend donc de la signification que l’on donne au terme de « solitude » : indispensable à la réflexion et à la méditation, elle ne saurait consister, sous prétexte d’authenticité, en une culture du « soi » qui se fasse indépendamment d’une culture des autres.
Cela ne signifie pas que nous devrions être seul pour être nous-même. La solitude, finalement, a un sens parce que les autres existent. Un monde commun nous est donné, que nous partageons avec les autres. S’il s’effaçait, nous aurions à le reconstruire. Certains philosophes ou sociologues considèrent aujourd’hui, constatant l’avènement de l’« ère de l’individu », que ce monde commun, bâti sur des valeurs partagées par tous, risque de disparaître. Tout dépend donc de la signification que l’on donne au terme de « solitude » : indispensable à la réflexion et à la méditation, elle ne saurait consister, sous prétexte d’authenticité, en une culture du « soi » qui se fasse indépendamment d’une culture des autres.
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