La connaissance est orientée vers la recherche du vrai,
la morale consiste dans la recherche du bien, mais quelle est la norme qui définit
l'art ? Traditionnellement, on définit
l'art par référence au beau. Le beau est
le critère grâce auquel on distingue
l’œuvre d'art des autres productions humaines et
grâce auquel on juge de la qualité d'une
œuvre particulière. Mais le beau n'est pas le
propre de l'art : le spectacle de la nature
révèle souvent une beauté extraordinaire.
De plus, certaines œuvres d'art ne sont pas
orientées vers la recherche du beau et elles ne
perdent pas pour autant leur valeur artistique. Par
conséquent, ne doit-on pas, dans un souci de pertinence,
défaire le lien traditionnel qui unit l'art et le
beau ?
1. L'art et le beau semblent être indissociables
a. A la croisée de l'art et du beau : le
plaisir désintéressé
L'art semble inévitablement lié à
l'idée de beau. En effet, quand on dit d'un
objet qu'il est une œuvre d'art, on lui attribue
une valeur (« c'est de
l'art », « ce n'est pas de
l'art »). Toutefois, les appréciations
que nous portons sur l’œuvre, ou sur
l’objet produit qui prétend au statut
d’« œuvre
d’art », dépendent en grande
partie du plaisir ou
de la satisfaction que
nous éprouvons à les contempler. Le beau et
l'art ont donc une problématique commune : le
plaisir. Comme le montre Kant, l'art est affaire de
goût, or : « le goût est
la faculté de juger un objet ou un mode de
représentation par la satisfaction ou le
déplaisir d'une façon toute désintéressée.
On appelle beau l'objet de cette
satisfaction ». Le beau est donc une
qualité que nous attribuons aux œuvres
d'art pour exprimer le plaisir que nous
éprouvons à leur contact. On ne saurait
dans cette optique penser l'art sans
référence au beau.
b. Beau naturel et beau artistique
Le beau ne se manifeste pas seulement dans l'art.
Nous pouvons ainsi être frappés par la
beauté de certains paysages ou encore par la
beauté du chant d'un oiseau. Le beau ne serait
donc pas un élément suffisant pour
caractériser l'activité artistique. Selon
Hegel, le beau artistique ne doit être
confondu avec le beau
naturel. « La beauté
artistique est la beauté née de
l'esprit », écrit-il, et c'est en cela
qu'elle se distingue de la beauté naturelle et
qu'elle la surpasse. Le beau artistique dépasse
l'ordre de la nature puisqu'il traduit dans l'ordre
du sensible ce qui relève de l'esprit.
2. L'art ne s'épuise pas dans sa
référence au beau
a. L'indétermination du concept de beau
Cependant, ce lien de l'art et du beau est fragile parce
qu'il n'existe pas de concept
déterminé du beau. Chacun peut
se rendre compte du fait que l'idée du beau a
varié selon les cultures et les
époques. Ainsi nous pouvons aujourd'hui rester
insensible à la beauté qui se dégage
d'une peinture du Moyen Âge. Les codes
esthétiques alors en usage ne correspondent
plus à ceux qui ont cours dans nos
sociétés. De plus, l'art connaît des
révolutions parce que les artistes de
génie ne se plient pas à une conception
établie de la beauté. Lorsque Picasso
peint Les Demoiselles d'Avignon (1907), il
bouleverse l'idée du beau. Par conséquent,
la référence de l'art au beau est
discutable parce qu'aucune norme ne permet de
définir le beau artistique.
b. La référence au beau masque parfois
le véritable objet de l'art
L'art ne se définit pas toujours par
référence au beau. Il peut être
caractérisé plus profondément par sa
relation au sacré ou encore par son
engagement pour la vérité.
L'Archipel du goulag (1973) de l'écrivain
russe Alexandre Soljenitsyne n'est pas essentiellement
animé par le souci formel du beau. Il s'agit
plutôt d'explorer par les moyens propres de l'art
la vérité d'une situation politique et
humaine spécifique. L'artiste est alors un
révélateur, selon le mot de
Bergson, et l'art est
un outil de connaissance.
3. Penser l'art sans référence au beau
a. L'autonomisation de la question de l'art
Au 20e siècle, l'art est devenu le
lieu
d'expérimentations de plus en plus
audacieuses et le souci du beau semble avoir
été sacrifié à ces
recherches. Le développement de l'art
abstrait, par exemple, a pu conduire au tableau si
déroutant, puisqu'il ne représente
rien, du peintre russe Malevitch (1878-1935),
Carré blanc sur fond blanc (1919-1920).
b. L'art contre le beau
Certaines tentatives de l'art du 20e
siècle visent explicitement à
défaire le lien historique de l'art et du
beau. L'art ne doit pas
être au service de l'idée du
beau. C'est ainsi qu'on peut définir le
mouvement
« ready-made »,
initié par Marcel Duchamp : Fountain
(1917) constitue une véritable provocation
vis-à-vis de la conception traditionnelle de l'art
puisqu'elle représente un urinoir à
l'envers. Duchamp, à travers ce geste, estime
notamment qu’il suffit, pour qu’un objet
accède au statut d’œuvre
d’art, que l’artiste décide
qu’il en soit une. Il bouleverse ainsi non
seulement l’idée que nous nous faisons du
beau, mais aussi celle que nous nous faisons de la
création artistique.
Cependant, d'une certaine manière, on pourrait
dire que l'art conserve toujours une
référence au beau : qu'on ait une
conception de l'art en adéquation avec la
beauté ou bien en rupture avec elle,
l'art se définit toujours par rapport au beau,
positivement ou négativement.