1. De la définition au critère de la
vérité
a. Définir la vérité
On s'est interrogé, non point sur les
signes
permettant de reconnaître une vérité
donnée, mais sur la
définition de la notion
même de vérité.
Classiquement, on définit avec Thomas d'Aquin la
vérité comme
« l'adéquation » ou
« la conformité de l'esprit avec la
chose » : si je me représente le
sapin comme un arbre épineux, ma représentation
est vraie ; si je me le représente comme un arbre
feuillu, elle est fausse.
Cette « ressemblance », cette
« conformité » ou cette
« adéquation » de mes
idées ou jugements à la réalité
seraient donc le signe que je suis « dans le
vrai ».
b. Insuffisance de cette définition de la
vérité
Cette définition de la vérité
présente cependant une grave déficience. Kant
remarque qu'étant purement nominale, elle ne me permet en
aucun cas de m'assurer que telle de mes représentations
est vraie ou non :
« Le seul moyen que j'ai de comparer l'objet avec ma
connaissance,
c'est que je le connaisse. Ainsi ma
connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c'est
bien loin de suffire à la vérité. Car
puisque l'objet est hors de moi et que la connaissance est en
moi, tout ce que je puis apprécier c'est si ma
connaissance de l'objet s'accorde avec
ma connaissance de
l'objet » (
Logique,
« Introduction »).
En d'autres termes, je ne puis en aucun cas aller
au-delà de mes perceptions ou représentations du
réel pour atteindre au réel lui-même :
de sorte que je ne puis en aucun cas m'assurer que les
premières sont conformes au second. La définition
classique de la vérité est donc circulaire
et ne me permet pas de savoir quand je suis dans le vrai ou
quand je me trompe.
c. La question du signe ou critère du vrai
C'est pourquoi il faut substituer, à la question
définitionnelle : « Qu'est-ce que la
vérité ? », la question :
« A quels signes reconnaît-on une
vérité ? », soit celle du
critère de la vérité : le mot
grec
kritèrion désigne en effet ce
qui permet de juger, de discriminer, de distinguer
– ici, de distinguer le vrai du faux.
Ainsi que le remarque Kant, ce signe ou ce
critère peut être de deux types : ce peut
être un critère matériel, relatif au
contenu de la représentation, ou un critère
formel, relatif à la seule forme de la connaissance.
2. Un signe matériel de la vérité ?
a. Sensation et sensualisme
On pourrait d'abord affirmer que seule une connaissance issue de
la sensation ou perception peut en quelque manière
nous faire accéder à la réalité.
C'est là ce qu'affirme d'abord la philosophie
d'Epicure, philosophie sensualiste, qui
considère que le premier critère de la
vérité n'est autre que la sensation, car elle seule
en effet nous met en contact immédiat et direct avec le
réel – au contraire par exemple de l'imagination,
qui nous amène à nous en éloigner ou
à le déformer. « Il ne faut pas perdre
de vue [...] l'évidence sensible, dit Epicure,
[...] sinon tout sera plein de confusion et de
trouble » (Maxime capitale, XXII).
b. Expérience et empirisme
Plus largement, on pourra dire alors aussi que le critère
de la vérité est un critère
empirique : c'est-à-dire que seule peut
être tenue pour légitime une connaissance qui se
fonde sur l'expérience, conçue comme
l'ensemble de nos sensations ou perceptions. Le principe
fondamental de l'empirisme est alors le suivant :
« il n'y a rien dans l'esprit qui ne soit auparavant
passé par les sens », c'est-à-dire qui
ne soit dérivé de l'expérience, de la
perception.
c. Insuffisance des précédents critères
Ces critères matériels et sensibles posent
problème : d'une part, il arrive que nos perceptions
soient
trompeuses ou illusoires et, d'autre part, la
sensation ou l'expérience ne nous donnent
en aucun cas
une connaissance universelle. Ainsi l'on voit que, dans la
connaissance mathématique, la sensation ou
l'expérience demeurent absolument insuffisantes :
constater empiriquement qu'un triangle a ses angles égaux
à deux droits, ce n'est pas encore démontrer et
savoir que tout triangle a ses angles égaux à deux
droits.
Face à l'insuffisance de ces critères, il faut
alors se demander s'il est possible de trouver des
critères ou signes formels de la vérité.
3. Un critère formel de la vérité ?
a. Logique et cohérence
La cohérence logique de la pensée semble bien
constituer un critère pertinent de
vérité : une
pensée
cohérente, dont les énoncés
s'enchaînent conformément aux principes logiques,
est une pensée dite
valide du point de vue de sa
forme
logique.
Mais ces règles ou critères logiques ne
traitent que de la forme de la pensée, non de son
contenu : de sorte que la difficulté est
alors qu'une pensée cohérente, mais qui se fonde
sur des principes dont le contenu est faux, n'en restera pas
moins absolument fausse. Le critère logique, ou de
cohérence, demeure donc lui aussi
insuffisant : la logique est une condition et un
signe nécessaires, mais non suffisants, de la
vérité.
b. Clarté et distinction
C'est pourquoi, à ces critères purement formels,
Descartes juge nécessaire d'ajouter un
critère concernant la nature même de nos
idées : suivant la première règle de la
méthode cartésienne (Discours de la
Méthode, II, § 7), une idée peut
être considérée comme vraie, si elle est
indubitable, et si elle est « claire et
distincte », c'est-à-dire si elle est
à la fois présente et manifeste à un esprit
attentif, et si elle n'est en aucun cas susceptible d'être
confondue avec une autre.
c. Rationalité et universalité
Le signe ou critère du vrai est donc, fondamentalement,
d'ordre
rationnel. Ainsi il faut dire qu'il réside,
non
hors de l'esprit humain, mais
dans l'esprit
humain lui-même, en tant que celui-ci est doué de
raison, celle-ci étant conçue comme la
faculté des idées, ou encore comme la
faculté de l'universel.
Si donc, dans un premier temps, la connaissance du vrai
consiste à se soumettre à une
réalité qui ne dépend pas de nous, elle
consiste aussi et surtout en une activité propre de
notre esprit : c'est pourquoi le critère du vrai
réside davantage en nous que hors de nous
– et pourquoi l'on peut dire avec Spinoza que
« l'unique criterium de la
vérité, c'est la vérité
elle-même » ou l'idée vraie
que nous portons en nous-mêmes, en notre propre esprit.
Pour aller plus loin
Thomas d'Aquin, Somme théologique, II,
question 16, article 2 : sur la définition
classique de la vérité comme
« adéquation » .
Aristote, Métaphysique, IX, 10.
Kant, Logique,
« Introduction », VII : sur la
critique de la définition classique de la
vérité comme
« adéquation », et le
déplacement vers la question du critère de
vérité.
Critique de la raison pure, « Introduction
à la logique transcendantale », III (PUF,
Quadrige, p. 80-81 ; Aubier p. 148-149) :
Kant précise la question de l'insuffisance du
critère formel ou logique.
Descartes, Discours de la Méthode, II,
§ 7 : sur les
« évidences » ou idées
« claires et distinctes ».