Tout le monde a fait l'expérience de discussions
passionnées à propos d'une œuvre d'art. Les
uns la jugent belle, les autres laide ou mal
exécutée. Chacun est pourtant convaincu de la
justesse de son appréciation ; dans le même temps il
est impossible de déterminer objectivement qui a raison.
Cela a-t-il même un sens de se demander, en matière
d'art, si quelqu'un a raison ? Le jugement de goût semble
en effet livré à l'arbitraire des
sensibilités individuelles et chaque individu
s'érige en arbitre du bon goût. Tout débat
sur l'art n'est-il pas dès lors condamné au
dialogue de sourds et n'est-il pas plus sage de renoncer à
disputer «des goûts et des couleurs» ?
1. L'art est affaire de goût et non de raison
a. Chacun juge les œuvres à partir de sa
sensibilité
Un livre ou un film nous intéresse dans la mesure
où il nous touche ; autrement dit la valeur d'une
œuvre d'art s'apprécie en fonction de notre
sensibilité. Le jugement esthétique est donc
fondé sur des préférences subjectives et
arbitraires et non sur un raisonnement impartial. Cela explique
que certains peuvent affirmer que les poèmes de Verlaine
sont admirables quand d'autres n'y trouvent pas
d'intérêt.
b. Le relativisme semble dominer en matière de goût
Tout jugement de goût est donc relatif : relatif à
un individu et à une sensibilité. Il n'existe pas
de hiérarchie entre ces jugements puisqu'ils reposent sur
des éléments irrationnels : nous ne choisissons pas
ce qui nous touche ou nous laisse indifférent. Nous
éprouvons ou n'éprouvons pas un sentiment face
à une œuvre d'art et cela s'impose naturellement.
2. Le goût n'est pas livré à l'arbitraire et
à l'indéterminé
a. La détermination du goût par la culture
La part personnelle et irrationnelle du jugement de goût ne
doit cependant pas être surestimée. Il suffit de
considérer les différences qui existent entre la
sensibilité d'un Occidental et celle d'un 0riental pour
concevoir que le goût de chacun ne s'affirme pas
spontanément et selon le caprice d'un tempérament.
Les sociologues ont montré que le goût est souvent
le reflet des préférences et des
préjugés diffusés dans le milieu social et
culturel dans lequel nous avons grandi.
b. Certaines œuvres géniales s'imposent au
goût de tous
Toutefois, certaines œuvres d'art font l'unanimité.
Elles ont traversé les époques et les lieux et se
sont imposées à la sensibilité de chacun.
Qui contestera que Tartuffe (1669) de Molière est
une pièce exceptionnelle ? L'arbitraire du goût
semble alors être transcendé par la force de
l'œuvre.
c. Le beau et l'agréable
Lorsque nous affirmons qu'on ne saurait débattre des
goûts et des couleurs, ne confondons-nous pas le beau et
l'agréable ? «La satisfaction produite par
l'agréable est liée à un
intérêt» écrit Kant. Si je juge que le
vin des Canaries est agréable, j'accepte ainsi volontiers
qu'un autre ne le juge pas tel. Il en va tout autrement pour le
beau qui n'est lié à aucune inclination sensible ;
il devient alors, selon Kant,
«désintéressé» puisqu’il
n’est pas lié à un besoin. C'est pour cette
raison, en partie, que le jugement esthétique
prétend à l'universalité. «En effet,
celui qui a conscience de trouver en quelque chose une
satisfaction désintéressée ne peut
s’empêcher de juger que la même chose doit
être pour chacun la source d’une semblable
satisfaction». (Critique de la faculté de
juger).
3. Savoir apprécier une œuvre d'art relève
d'une formation du goût
a. La formation du goût
Il existe une hiérarchie entre les œuvres. Le temps
opère une sélection et condamne à l'oubli
certains écrivains, musiciens ou peintres, ou quand il en
glorifie d'autres. Il faut être capable de se
dégager des goûts de l'époque marqués
par l'esprit du temps et juger d'une œuvre dans la
perspective des œuvres qui la précèdent. Cela
suppose que le goût se forme et qu'il dépende de
l'effort d'acquisition d'une culture riche et variée.
b. Interpréter l'œuvre d'art
Une œuvre d'art s'apprécie en fonction de
l'émotion qu'elle suscite en nous mais cette
émotion est liée à une sensibilité
qui peut s'enrichir, s'affiner, s'approfondir au fur et à
mesure que nous connaissons mieux l'art. Plus on est
cultivé, plus on est capable de saisir les
différentes dimensions d'une œuvre d'art. Il ne
s'agit alors pas tant de juger une œuvre mais plutôt
d'être capable de l'interpréter. Tout comme
l'interprète d'une œuvre musicale doit travailler
pour l’interpréter de manière sensible et
habile, sans trahir l’auteur, nous devons nous cultiver
pour être de subtils interprètes des œuvres
que nous contemplons.
c. L'antinomie du jugement de goût
Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts comme
pourrait le faire un jugement logique mais il prétend
pourtant à l'universalité. Cette antinomie du
jugement de goût énoncée par Kant est
résolue par l'affirmation que «le jugement de
goût se fonde bien sur un concept, mais un concept
indéterminé». Luc Ferry rend compte de
l’antinomie kantienne de la manière suivante :
«Il est impossible de démontrer la validité
de nos jugements esthétiques [c’est-à-dire
d’en disputer] et pourtant il est légitime
d’en discuter». Loin de renvoyer le domaine de l'art
et du jugement de goût dans la sphère de
l'irrationnel, Kant l'ouvre donc à la discussion et au
débat, dans la mesure où l’on connaît,
désormais, la différence existante entre ce qui
plaît à un individu particulier et ce qui peut
être considéré comme «universellement
beau».
Pour aller plus
loin
Kant, Critique de la faculté de
juger (Livre I : § 7, § 56 57).
Pierre Bourdieu, Consommation
culturelle (Encyclopaedia universalis, 1989) : le sociologue
explique comment les goûts et les dégoûts d'un
individu dépendent de l'éducation.
Luc Ferry, Kant : Une lecture des trois
«Critiques», Grasset, 2006.