Enfance de Nathalie Sarraute

Enfance (1983) se présente comme le récit de l’enfance de Nathalie Sarraute, de sa petite enfance jusqu’à son entrée en sixième au lycée Fénelon. C’est un récit d’enfance avec ses passages obligés (les maladies enfantines, les peurs nocturnes, le portrait de ses maîtresses, ses jouets, le récit de sa vocation à travers ses lectures et ses premières tentatives d’écriture.
L’auteur se confond avec le personnage : Natacha Tcherniak, c’est Nathalie Sarraute enfant. Elle entreprend de restituer les souvenirs de la manière la plus fidèle possible, malgré la distance qui l’en sépare, puisqu’elle a 83 ans lorsqu’elle écrit son autobiographie. Elle avoue ses oublis et ne cherche pas à les combler. Enfin, elle ne reconstruit pas une image avantageuse d’elle-même et se décrit avec ses défauts. Ainsi le livre respecte la définition de l’autobiographie donnée par Philippe Lejeune : « récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. », mais il s’en éloigne aussi par certains aspects.

• Par la forme dialoguée
Le souci de la sincérité amène l’auteur à opter pour un dialogue avec sa conscience, un double qui veille à la justesse de son récit.

• Par le refus du récit
Nathalie Sarraute donne la préférence au fragment. Même si dans l’ensemble la chronologie est respectée, le livre progresse plutôt par association d’idées. Par là, le livre ressemble à un album qui juxtapose des chapitres très courts ou à un recueil de poèmes en prose Le style, à la fois elliptique et sinueux, simple et hésitant, se rapproche de la poésie.

L’histoire de Nathalie Sarraute est liée à la séparation de ses parents et à l’abandon par sa mère. En effet, quand Natacha a neuf ans, sa mère l’envoie à Paris chez son père pour des raisons professionnelles et ne revient jamais la chercher. Alors que sa mère poursuit sa vie à Moscou avec son nouveau mari, Natacha entre à l’école à Paris et ne reverra sa mère que deux ans et demi plus tard et seulement pendant trois jours, puis à nouveau trois ans plus tard, en 1914 pendant deux semaines.
Le livre décrit la difficile acceptation par Natacha de l’indifférence de sa mère à son égard et le renoncement à une image idéalisée de la mère. En effet l’image de cette mère cultivée et imposante qui vit au milieu des livres a un impact immense sur sa fille. Par là, l’écriture d’Enfance se rapproche du travail psychanalytique qui consiste à formuler les traumatismes de l’enfance pour mieux s’en libérer.

Face à une mère absente, le père joue le rôle de mère. S’il est plus silencieux, il est aussi plus présent et veille sur sa fille quand elle est malade ou la rassure quand elle fait des cauchemars. L’affection, Natacha la trouve également auprès de Babouchka, la mère de Véra (la nouvelle femme de son père) avec qui elle partage son goût de la lecture. Son départ donne lieu à des adieux déchirants.

Avec Véra, Natacha entretient des liens complexes : Véra apparaît tantôt comme une rivale, tantôt comme une grande sœur affectueuse. Mais la naissance de Lili (la fille que Véra a eue avec le père de Natacha) va faire de l’ombre à Natacha et rendre leur relation plus difficile.

L’intérêt du livre est moins dans ce qu’il raconte que dans la manière dont il le raconte. Il se présente ainsi comme une réflexion sur les pouvoirs et les dangers du langage.

Un très grand nombre de souvenirs est lié à des paroles prononcées par sa mère qui ont marqué et surtout emprisonné l’enfant, incapable de mettre à distance des propos, qui sonnent souvent comme des vérités inébranlables : « Tu n’as au monde qu’une seule maman », « Femme et mari sont un même parti », « Vera est bête », « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n’est plus beau qu’elle ».
Tous ces dictons « enferment », « ligotent » ou « pétrifient » Natacha qui n’arrivera à s’en libérer que progressivement et douloureusement : d’abord par des soupçons, ce qu’elle appelle « ses idées » qui l’envahissent et qui viennent discréditer l’image de la mère ( « Maman a la peau d’un singe », « Maman est avare »), ensuite, par l’attitude silencieuse du père qui vient briser le charme des mots de la mère et enfin par la décision de Natacha de mettre à distance ces paroles afin de se libérer de ce carcan dans lequel les mots l’avaient enfermée. Cette libération correspond à la destruction de l’image idéalisée que l’enfant avait de sa mère.

Aux mots qui emprisonnent, Sarraute oppose un langage authentique, en deçà des mots, seul capable de saisir les tropismes (les sensations déclenchées par un événement extérieur). Le style par ses juxtapositions et ses hésitations doit contourner et approcher au plus près de la sensation éprouvée.